infidèles

L’amour donnant un avant-goût de l’éternité, on est tenté de croire que l’amour véritable est éternel. Quand il ne durait pas, ce qui était toujours le cas pour moi, je n’échappais pas à un sentiment de culpabilité devant mon incapacité à éprouver des émotions vraies et durables. Seuls mes doutes l’emportaient sur la honte : quand c’était ma maîtresse qui mettait fin à notre liaison, je me demandais si elle m’avait jamais vraiment aimé. En quoi je ne diffère pas de mes contemporains sceptiques : comme nous ne nous reprochons plus de ne pas obéir à des préceptes éthiques absolus, nous nous flagellons avec les verges de la perspicacité psychologique. S’agissant de l’amour, nous écartons la distinction entre moral et immoral au profit de la distinction entre « véritable » et « superficiel ». Nous comprenons trop bien pour condamner nos actes ; désormais, ce sont nos intentions que nous condamnons. Nous étant libérés d’un certain code de conduite, nous suivons un code d’intentions pour parvenir aux sentiments de honte et d’angoisse que nos aînés éprouvaient par des moyens moins élaborés. Nous avons rejeté leur morale religieuse parce qu’elle opposait l’homme à ses instincts, qu’elle l’écrasait de culpabilité pour des péchés qui étaient en fait des mécanismes naturels. Pourtant, nous continuons à expier la création : nous nous considérons comme des ratés, plutôt que d’abjurer notre foi en une perfection possible. Nous nous accrochons à l’espoir de l’amour éternel en niant sa validité éphémère. C’est moins douloureux de se dire « je suis superficiel », « elle est égocentrique », « nous n’arrivons pas à communiquer », « c’était purement physique », que d’accepter le simple fait que l’amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité. Mais ce ne sont pas nos propres rationalisations qui pourront nous rassurer. Il n’est pas d’argument qui puisse combler le vide d’un sentiment défunt — celui-ci nous rappelant le vide ultime, notre inconstance dernière. Nous sommes infidèles à la vie elle-même.

Stephen Vizinczey, Éloge des femmes mûres, Le Rocher, p. 205.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2007
foudre

Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plus éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.

Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie. Dans la rue, les boutiquiers se retournaient sur elle. Les pieds au frais dans la poussière nous l’avons suivie en silence, comme deux vieux « marcheurs » éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 80.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
sorbets

Peut-être seraient offerts des sorbets, mais plus pour le nom que pour la chose.

Renaud Camus, Notes sur les manières du temps, P.O.L., pp. 312-313.

David Farreny, 12 mars 2008
frontière

Rien d’autre que l’atmosphère des rues au plus mauvais moment de la nuit, celui qui précède l’approche de l’aube en automne, — cette espèce de suintement sur les plaques de fonte, cette sueur froide des parcs, des murs de briques. Derrière la gare d’Euston, il y a des volutes de vapeur blanche qui se traînent dans la nuit sur les toits bas. Les ouvriers qui sont descendus de l’autobus ont disparu par là ; je suis seul avec le receveur — un très vieil homme qui chantonne, assis non loin de moi. Ce n’était pas l’heure des premiers journaux encore, mais la frontière était passée entre hier et aujourd’hui : hier, j’étais sorti de ma chambre, j’avais longtemps marché, j’avais rencontré quelqu’un, — j’avais failli tomber de fatigue, et il faisait très froid ; c’était peu de temps avant cette frontière ; on la passe en dormant d’habitude ; toutes les maisons s’alignent comme des trains endormis pour traverser la frontière dans un grand silence, moi j’avais trouvé cet autobus, et j’avais dormi finalement, comme tout le monde, — dormi très peu de temps, mais tous les réveils se ressemblent, ils sont tous de l’autre côté de la frontière.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 116-117.

David Farreny, 7 août 2009
même

Lire est terrible !

Quand j’entends d’un héros qui se dispose à penser : « … il plissa son front, et pressa ses lèvres avec gravité… » – je sens aussitôt mon visage, devant, se déformer de cette même grimace cogitative ! Ou : « … un sourire altier joua avec le coin droit de sa bouche… » – mon Dieu, je passe alors pour un sot ; car je serais bien incapable de produire tel ineffable sourire altier, et encore moins avec le seul coin de ma bouche ; encore un don que le destin m’a refusé.

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 75.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
rien

Le rien défini comme pure absence de choses porte un autre nom, l’effroi ou le vertige. Le rien est donc plutôt le refus des choses après examen. Un examen succinct, dégoûté, un examen malgré tout, une estimation. Non, non, non et non, dit le rien, sans passion, sans colère, mais une fermeté que l’on n’attendrait pas d’une notion aussi lâche. Non, c’est non. Et il n’y a pas de mais.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 43.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
répéter

Du fond de ma fatigue, j’ai senti poindre en moi le dégoût que m’avait inspiré en plusieurs occasions la conscience que ma vie s’était mise à bégayer et que je n’avais fait que me répéter quand je croyais commencer quelque chose.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 120.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
chaîne

Il tourne à gauche, commence à descendre l’escalier. Fais gaffe, va pas tomber, se dit-il. Mets-toi à droite. Tiens la rampe. Tu charries. Tiens la rampe, je te dis. Y a pas de honte. Quand on a les pattes molles. C’est vrai qu’elles tremblent, se dit-il. C’est rien, la fatigue, l’émotion.

Non, non, laissez, dit-il à un petit vieux qui là-bas lui tient la porte. C’est gentil mais non, laissez. Oui, bon, je vois, bon, attendez, attendez, j’arrive.

Il arrive. Là, merci, c’est gentil, dit-il. Merci monsieur. Ainsi pourrait se former une gentille chaîne aimable d’humains se tenant par la porte, je te la tiens, tu me la tiens, ainsi de suite. Alors Bast, un peu ému, se retourne pour la tenir à quelqu’un.

Elle arrive.

Elle marche vers lui.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 59.

Cécile Carret, 4 mars 2012
labour

Retour, rebouffe, petit cognac et foncé dans le tas. Parlé dix minutes devant deux cents personnes, puis film. Dix bouquins vendus à l’entracte – dédicacés. Les noms, les noms bizarres qui existent qu’on ne supposerait jamais. De grosses demoiselles les yeux baissés, des types en blouson. Des médecins. Ce qui plaît le plus c’est la steppe. Tout ce public confiant comme des bœufs de labour. Je me couche.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 57.

Cécile Carret, 18 juin 2012
éternité

Eh bien chez ce dentiste où je vais il y a quelque chose qui m’aide énormément dans la salle d’attente, au point que je ne m’ennuie pas du tout : il y a un aquarium. Un aquarium très beau, un aquarium d’eau de mer, avec de très jolis poissons bien sûr, mais surtout des coraux vivants, des sortes de couronnes d’antennes soyeuses et souples qui bougent, caressées, frôlées par les poissons qui passent. Et ce qui est extraordinaire, si on regarde ça un peu attentivement, c’est qu’il y a une contamination. Ils vivent dans un autre temps. À l’intérieur de cette boîte, il se passe des choses d’un univers qui n’est pas le mien. Bien que ce soit sous mes yeux. À un mètre de moi, il y a un univers qui n’est pas le mien, où des « vivants » – des vivants, je ne peux pas dire autrement – se promènent, évoluent, palpent. Pour l’essentiel, c’est ce qu’ils font : ils palpent. Donc, à l’intérieur, de ce petit mètre cube, ils sont dans une exploration éternelle, ou dans une attente, un suspens. C’est un peu comme une maquette d’éternité, cet aquarium, une maquette de l’éternel retour du même. Trois semaines après, un an après, les poissons font les mêmes danses. Bien entendu, ces poissons, ces coraux sont périssables, mais quand même, le temps dans lequel ils sont est un temps où la tension qu’il y a entre la fluidité et le rythme semble résolue. C’est pour ça que ça ressemblerait à quelque chose qui s’appellerait l’éternité. Comme s’ennuyer devant une petite maquette d’éternité ? On regarde, on regarde et on s’abîme, on s’abîme dans cette pensée, dans cette extraordinaire fluidité.

Je crois que la mémoire est comme un aquarium invisible. Une piscine, une citerne où il y aurait des sortes de coraux comme ça, en attente, des tas de poissons, des milliers, des centaines de milliers de poissons, qui se promènent dans une sorte d’invisibilité. Et par moment, de ces bancs, des éléments se détachent parce qu’un reflet de l’autre monde, du monde extérieur, du monde « vrai », est venu les appeler, les éveiller.

Il y a là pour moi des possibilités de divagation infinies qui, en effet, ont une fonction de distraction et d’évasion, mais qui sont toujours au travail, toujours à l’œuvre lorsqu’il s’agit de l’éveil, lorsqu’il s’agit de l’intelligibilité du passé et du deuil. C’est seulement avec ces connexions-là, telles qu’elles sont libérées dans le monde fluide de la mémoire, qu’on peut avancer, voir, voir mieux, voir plus loin.

Jean-Christophe Bailly, Tout notre temps troublé (entretien pour L’Impossible n° 9, novembre 2012), p. 60.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
raisons

Les raisons de vivre commençaient à manquer. Il se confia à son meilleur ami qui lui démontra avec flamme que les deux ou trois auxquelles il s’accrochait encore étaient de purs sophismes.

Éric Chevillard, « lundi 7 juin 2021 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024

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