Par
1 000 m de fond
l’émerveillement gît
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 22.
Qu’était-ce donc que la vie ? Elle était chaleur, chaleur produite par un phénomène sans substance propre qui conservait la forme ; elle était une fièvre de la matière qui accompagnait le processus de la décomposition et de la recomposition incessantes de molécules d’albumine d’une structure infiniment compliquée et infiniment ingénieuse. Elle était l’être de ce qui en réalité ne peut être, de ce qui oscille en un doux et douloureux suspens sur la limite de l’être, dans ce processus continu et fiévreux de la décomposition et du renouvellement.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 316-317.
(Qu’est-ce que ce besoin que nous avons de beauté ? Un caractère acquis, un réflexe conditionné, une convention linguistique ? Et la beauté physique, en soi, qu’est-ce ? Un signe, un privilège, un don irrationnel du sort, comme – ici – la laideur, la difformité, la déficience ? Ou bien un modèle sans cesse changeant que nous forgeons, plus historique que naturel, une projection de nos valeurs et notre culture ?)
Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 33.
Pivoines épanouies : rose chiffonné.
Glas : effacement progressif et lent du son.
Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 33.
Il avait à peine examiné ses compagnes de voyage. Lui non plus ne tenait pas à lier connaissance. Instruit d’amères leçons, il feignait l’indifférence. Il savait déjà mieux dissimuler, comme ceux qui cultivent cela toute leur vie.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 41.
Tout ce qui a la nature de l’apparition, cela a la nature de la cessation.
Michel Houellebecq, « Loin du bonheur », Configuration du dernier rivage, Flammarion, p. 21.
Avons-nous avancé assez dans l’apparence
assez vu cette vie couler, couleur de vitre,
nous nous sommes blessés aux choses d’outre-monde
portes fermées, ô visions —
c’est la même chanson stupide et décevante
le même espoir avec des sources dans la voix
la même inexplicable envie d’un sanglot
dont on ne sait que faire.
Tous ces cheveux tombés et ces cils et ces ongles
laissés derrière nous, veux-tu qu’on s’en souvienne,
La nuit est là. Le monde meurt,
et la forêt est pleine de craquements nouveaux.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 252.
Ma tante cherche mon oncle dans les hôpitaux. Elle cherche son frère dans les prisons, dans les carrés des indigents. Pendant des années.
Elle appelle les mairies, les établissements pénitentiaires, les agences, les administrations, les offices, les bureaux, les associations. Elle était institutrice et méthodique ; elle avait un timbre aigu et des phrases un peu compassées ; elle faisait toujours toutes les négations en entier.
Elle va consulter avec son mari en R16 les registres loin dans le département.
Elle l’a trouvé finalement. Il avait une grosse tumeur, chez un ferrailleur, dans une cabane au fond de la parcelle, au milieu des carcasses de voitures.
Il n’avait plus de dents. Il a souri comme les pauvres.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 57.
Monsieur Songe dit sans y penser je n’ai jamais eu tant de peine à n’en avoir aucune. Et puis il se demande ce que ça veut dire. Il pense que la bête a perdu de son poil et qu’il éprouve moins qu’autrefois le besoin de lui en reprendre. Ce qui signifierait à première vue résignation et probablement déclin. À seconde, sagesse mais il faut bien peser ce mot-là. Il finit par opter pour le mot paresse qui soudain lui paraît d’un juste…
Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 65.
[…] le sandwich au saucisson. Il s’agit d’un modèle très courant de sandwich, classique au point d’être désigné sous l’appellation familière de sec-beurre mais qui me semblait, depuis quelques années, moins souvent proposé par les établissements, moins souvent désiré par les consommateurs, au point que l’on pouvait s’interroger sur l’éventualité d’une basse tendancielle du taux de sec-beurre.
Jean Echenoz, « Trois sandwich au Bourget », Caprice de la reine, Minuit, p. 108.
Par un travail inconscient de déguisement que les contraintes de la civilisation imposent à l’amour-propre, les instincts asociaux comme les inclinations les plus basses s’expriment sous les dehors de conduites morales. On nomme avec candeur « bravoure militaire » le déchaînement de tendances meurtrières, « fidélité conjugale » la peur de tromper son conjoint, « indulgence » une incapacité de se venger, « générosité » un moyen de se faire aimer, « humilité » le désir pusillanime de ne pas susciter la jalousie. Rappelant que « nous avons tous assez de courage pour supporter les maux d’autrui », La Rochefoucauld décèlerait dans l’engagement des bénévoles des Restos du cœur et des compagnons d’Emmaüs, ou dans le sacerdoce infirmier des religieuses du tiers-monde, le besoin de jouir d’un ascendant moral sur les miséreux. Coluche, l’abbé Pierre et mère Teresa lui feraient l’effet de cabotins avides de popularité ayant opté pour les carrières de l’altruisme et de la sainteté.
Frédéric Schiffter, « Le plaisir de rabaisser (Sur La Rochefoucauld) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.
Ce sont les théoriciens de la « valeur » et autre « fétichisme » de la marchandise qui ont fini par faire accroire aux esprits influençables la dimension mystique et aliénante de ce bien matériel — et, par là, renforcé le sentiment chrétien que, pour une âme, avoir revient à pécher contre son être. S’épuisant à fournir la preuve de l’inexistence de Dieu, le libre penseur prouve qu’il est tout sauf un esprit libre, de même, à vouloir déceler dans la marchandise je ne sais quelle trace de substance métaphysique diabolique, le libertaire s’en fait le théologien. Il ne comprend pas que le drame des humains d’aujourd’hui n’est pas de se sentir étrangers à eux-mêmes, perdus au milieu des marchandises, mais, au contraire, de ne pas pouvoir réellement s’oublier dans ces objets faits par eux et pour eux, à leur image et conformes à leurs désirs. Il ne comprend pas, surtout, que s’ils s’inventent des besoins c’est pour entretenir leur insatisfaction, le sel même de leur vie.
Frédéric Schiffter, « 36 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.