bonjour

Tout noter avec la conscience des sens, plutôt qu’avec les sens eux-mêmes… La possibilité de choses différentes… Et soudain résonne, dans le bureau derrière moi, l’arrivée abruptement métaphysique du coursier. Je me sens capable de le tuer, pour avoir ainsi interrompu le fil de pensées que je n’avais pas. Je le regarde, en me retournant, dans un silence lourd de haine, j’écoute à l’avance, dans une tension d’homicide latent, la voix qu’il aura pour me dire une banalité. Il me sourit du fond de la pièce, et me dit bonjour à haute voix. Je le hais comme l’univers entier. J’ai les yeux lourds, à force de supposer.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 165.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2003
rien

Rester debout n’était plus, pour elle, de ces choses qu’on peut faire sans y songer et dont l’importance ne se révèle qu’à l’instant où elles nous sont irrémédiablement ravies. Le fond, de proche en proche, lorsqu’il est venu, n’est peut-être pas aussi terrible puisqu’on a dépouillé la station debout, la faculté d’aller, celle de comprendre si tant est qu’on ait jamais compris ou qu’il y ait à comprendre. Il reste si peu de choses que tout ce qu’on est encore susceptible de concevoir et de vouloir, c’est de devenir véritablement rien.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 88.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
sabliers

Dès l’apparition du froid inuit, la dilatation déchire la pierre. Ce qui semblait inatteignable, imputrescible, inaccessible aux effets du temps subit, comme le reste, l’entropie et le travail de la négativité. Même les pierres meurent. Elles éclatent, se démembrent, se délitent, bientôt elles deviendront sable, poudre destinée aux sabliers compagnons de l’angoisse des hommes. Avant-hier, la masse impénétrable, le bloc infracassable ; hier la fraction, les fragments, les morceaux, les blocs ; demain les poussières, semblables à celles des corps nettoyés par la mort et disséqués par le travail d’un temps auxiliaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 19.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
saoulent

Mercredi – […] Arrivée près du parc, j’appelle marronniers les platanes de l’avenue avant de découvrir un vrai marronnier près de l’entrée. Oh, ah, enfin. Bousculade, applaudissements, lancer de fusées. Des bosquets et des arbres anonymes aux milliers de nuances, feuilles cannelées, dentelées, simples, frangées, lisses ou piquantes, saoulent. Elles s’amoncellent encore mais sans plus se fondre comme avant, quand j’étais sans mots.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 17.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
volume

Cependant, tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d’une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps dans ce flot de vieux papiers le dos d’un volume précieux ; ébloui, je regarde un moment ailleurs puis je le repêche, je l’essuie à mon tablier, je l’ouvre, je hume le parfum de son texte, je concentre mon regard sur la première phrase et la lis telle une prédiction homérique, et ce n’est qu’après ça que je dépose le livre au sein de mes autres belles trouvailles, dans une caisse tapissée d’images saintes jetées par erreur dans ma cave avec des livres de prières.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 13.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
bougé

Les vaches n’ont pas l’air d’avoir tellement bougé, à moins qu’après avoir effectué dans notre dos un ballet frénétique, en nous voyant revenir elles aient sagement repris leur position initiale.

Jean Echenoz, « Caprice de la reine », Caprice de la reine, Minuit, p. 25.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
spectateur

Le pessimiste est un spectateur. L’optimiste, un spectacle.

Jaime Fernández.

David Farreny, 26 fév. 2024
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024
analogie

Exerce avec retenue ton sens de l’analogie ou tu pourrais bien découvrir qu’il n’existe qu’une pauvre chose grise et flasque d’un bord à l’autre du monde.

Éric Chevillard, « vendredi 2 septembre 2022 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024

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