Je sais à quoi je ressemble et, sans me cacher, je m’efforce d’être discret, m’exposant le moins possible, choisissant la pénombre au lieu du plein soleil. C’est pourquoi la vue d’un mongolien sur une plage ou dans un restaurant me scandalise, non parce que, trouvant plus disgracié que moi, j’aurais ainsi l’occasion d’atténuer par contraste ma laideur ou de me sentir vengé, mais parce que m’exaspère le larmoyant souci de ne pas exclure, lequel n’est que l’ancestrale peur des gueux, des réprouvés, des maudits, c’est-à-dire une manière de refuser de voir et de nommer le monde.
Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 73.
Nous portons toute la misère du monde
les pires injustices toutes les
atrocités sont en nous
elles sont au monde parce qu’elles
sont en nous et je ne comprends
pas que cela constitue
un sujet d’étonnement
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.
Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;
De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard, p. 55.
C’est le côté pascalien du Castor : l’univers peut m’écraser mais il ne le sait pas. Et ma victoire sur lui est infinie, parce que je pense, et parce que je veux.
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 335.
Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.
Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.
Seulement, le temps passait. Nous ne serions pas toujours enfermés dans des chambres. Le loisir studieux, les discussions planétaires auxquelles je me mêlais, le soir, laissaient entière la question qui m’avait conduit là. Il aurait fallu être quitte d’arriérés pour considérer l’avenir d’un œil égal, envisager l’une des carrières auxquelles nous étions censés nous préparer. Mes deux physiciens, que ne troublaient ni l’appel du large ni la faim sacrée de l’or, allaient poursuivre dans des laboratoires de science-fiction, illuminés par des lasers, l’examen des noyaux atomiques ou de particules encore plus minces, d’une durée si brève qu’on pouvait douter qu’elles existaient. D’autres avaient disparu en cours de route, dont on apprenait, trois mois plus tard, qu’ils étaient entrés à l’usine afin de hâter le mouvement. J’avais ce vieux compte à régler. J’étais tributaire d’un passé au regard duquel des travaux savants, la connaissance pure me semblaient négligeables. Il me prescrivait deux voies équivalentes et diamétralement opposées, soit revenir en arrière pour m’y perdre aveuglément, soit le tirer à moi, lui donner la place qui lui revenait dans l’ordre incertain, contesté qui est le nôtre : la tremblante lueur, le souffle articulé.
Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, pp. 72-73.
J’étais assez peu décidé à retourner à Arles, et, quant à Marseille, je me trouvais face à la délicate question de m’y rendre pour acheter des chaussures avant, en quelque sorte, d’y être arrivé de manière naturelle, ou instinctive, ou encore globale, ou absolue, à savoir de ne pas y être arrivé fondamentalement tout en m’y trouvant de façon anecdotique. Inversement, j’avais besoin de mocassins maintenant, et non quand j’arriverais de façon naturelle à Marseille, de sorte que, tandis que je recherchais l’endroit où je m’étais garé, je m’exerçais à exclure mentalement, en dehors d’Arles, soit les mocassins, soit Marseille, aucune de ces solutions ne me paraissant satisfaisante.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 132.
Nous n’avions point de chevaux, il a fallu attendre plusieurs heures dans cette cabane, la dernière avant le passage des montagnes ; elle ne renfermait qu’un vieillard ivre qui ne comprenait rien à mes demandes de chevaux et de charrettes, et dont l’idée fixe était de me faire prendre de son tabac dans son horrible tabatière. Je suis sorti pour échapper à cette hospitalité ; je me suis assis devant un chalet sur quelques peaux qui se trouvaient là ; en face de moi, un torrent tombait d’un immense escarpement, une clochette retentissait au loin ; à quelque distance, des vaches ruminaient, couchées sur la mousse mouillée. Il faisait humide et froid, il pleuvait sur les montagnes. Au bout d’une longue vallée, pleine de maigres sapins, s’élevaient des cimes nues ; le soleil les éclairait-il ? Ou seulement leur couleur était-elle un peu plus pâle que celle des cimes environnantes ? J’ai douté longtemps. Je me suis demandé quelle heure il pouvait être, je n’en avais aucune idée, nous avions depuis le matin été témoins de la même désolation, et nul souvenir distinct et varié ne pouvait marquer pour nous les instants ; d’ailleurs ces jours brumeux se confondent avec le crépuscule. J’ai regardé à ma montre, il était six heures. Je n’ai pu m’empêcher de penser tout à coup à Naples et de me dire : « C’est l’heure du Corso ; à présent, les voitures roulent au bord de la mer, sur cette belle plage où est Chiaja ; la gaieté du soir commence à faire retentir Sainte-Lucie, le Vésuve est violet, la mer bleue, verte, étincelante, et le soleil, qui le croirait ? ce même soleil, disparaît derrière le Pausilippe embrasé ! »
Jean-Jacques Ampère, Littératures et voyages. Esquisses du Nord, Didier.
Cet après-midi-là où je vis se dérouler le début de son histoire, devant les deux autres, il retomba dans ses pensées et se mit tout à coup à dire à la belle pharmacienne : « Pourquoi êtes-vous tellement bronzée ? Chez les anciens Égyptiens, seuls les hommes étaient bronzés, les femmes, elles, en revanche, se devaient d’être blanc albâtre ou blanc blême. D’ailleurs pourquoi la plupart des pharmaciens se baladent-ils de nos jours arborant constamment ce bronzage et surtout les pharmaciennes ?
— Mais vous êtes bronzé vous-même et basané comme un fellah.
— Chez moi c’est naturel, et cela vient aussi de passer du soleil à l’ombre plutôt que de rester comme vous enduites de crème allongées dans les cabines de bronzage sud-azur, où on vous affine le dosage des rayons selon le blanc de la blouse.
— Vous voilà bien revêche aujourd’hui ! Et vous vouliez naguère pourtant ériger une pyramide en mon honneur ! »
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 44.
Il me fit un doigt d’honneur et moi, je regardai la lune.
Éric Chevillard, « mardi 7 juin 2016 », L’autofictif. 🔗
C’est une loi pénible : plus les femmes sont belles et plus je suis laid.
Éric Chevillard, « dimanche 25 juin 2017 », L’autofictif. 🔗
Que je me laisse dériver avec la même insouciance que si j’effectuais une croisière, cela déboussole l’opinion commune comme les doctrinaires. Rien ne leur semble plus impie que ce doute d’indifférence que j’affiche à l’égard du sens. La religion n’est pas tant de donner foi à tel ou tel dogme, qu’éprouver le besoin d’en trouver un, insubmersible. J’ignore ce besoin. Je dois avoir le pied marin. D’instinct je sais que les églises, les partis ou les avant-gardes, accueillant quantités de passagers à leur bord, présentent, sans en avoir le luxe, autant de garanties que le Titanic.
Frédéric Schiffter, « 38 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.