Je m’efforçais malgré tout, et parfois non sans fièvre, de donner à mon exode une certaine forme.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 318.
J’appelle littérature une suspension de la lecture, le déboulé des mots d’entre les mots, du silence à la fente des syllabes, de la bibliothèque entre les lignes. Sous le trompeur abri du nom, voici le masque de personne. Toute métaphore est pléonasme, en ce sens, puisqu’il n’est de phrase réussie qui ne nous transporte vers d’autres phrases, qui ne s’ouvre sous le poids de notre regard, ne cède sous le pas de notre attention, même flottante, pour nous charrier dans l’air vers tout ce qu’elle n’est pas.
Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 17-18.
Mémorial, un beau mot, pour une héraldique des souvenirs pieux : mais tous les souvenirs sont pieux, même les moins volontaires, et même les plus impies.
Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 18.
Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.
Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.
Mais cette première « alerte », comme disent les médecins sur un ton qui ne l’est que trop, signe l’entrée sans retour de la maladie et de la mort dans la vie du Castor : « Notre mort est en nous, non comme un noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse. » Tout s’éteint : la mort maintenant la possède, et elle se sépare de Lanzmann. C’était normal, dit-elle, fatal, même souhaitable : gradation significative. Et progrès dans le sens de Descartes ; si je finis par souhaiter ce qui était inévitable, alors c’est que j’accepte enfin de « changer mes désirs » plutôt que l’« ordre du monde ». Cela n’empêche pas de souffrir.
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 453-454.
Je suis abstrait et ne saurais pour le moment régler ma vie.
Vincent van Gogh, « Arles, avril 1889 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 485.
À peu près cinq cents mètres avant l’hôtel, dans un virage, il s’arrêta, ouvrit la portière :
— Je vous lâche. Il n’est pas nécessaire qu’on sache que nous venons de faire ensemble ce bout de chemin. Qu’en pensez-vous ? C’est préférable.
Et, plus doucement, il prit ma main ; il la regarda quelque temps, la maintenant entre ses doigts, la paume ouverte, il la porta lentement à ses lèvres.
— Il faut profiter du moment où les choses sont possibles, dit-il. Encore possibles. Un jour, même l’hypothèse n’est plus possible. Un jour, la possibilité n’existe plus. Vous le saurez, vous aussi. Vous le découvrirez, vous aussi. Un jour, il n’y a plus qu’à marcher devant soi, droit au mur. Mais le regret reste, dit-il. Au bout d’un certain temps, le regret, c’est tout ce qui reste. Allez, sortez.
Dominique Barbéris, Beau Rivage, Gallimard, pp. 126-127.
Windisch est dans la cour. Le chat est couché sur les pierres. Il dort. Sous une couverture de soleil. Son visage est mort. Son ventre respire doucement sous la fourrure.
Herta Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Maren Sell, p. 85.
Aujourd’hui, je voudrais bien savoir si mon déménagement imminent va marquer un début ou une fin. Il est peut-être naïf de se poser une telle question à mon âge.
Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 14.
Le grand mensonge de la littérature consista à nous faire accroire que les femmes étaient romantiques et sentimentales. En sorte que nous autres, lecteurs crédules, nous eûmes bien souvent le cœur déchiré en les voyant céder si facilement aux avances de brutes libidineuses et sans manières dont les propositions directes les rassuraient davantage sur leur pouvoir de séduction que nos regards éperdus, nos lettres contournées et nos louvoiements pathétiques.
Éric Chevillard, « lundi 1er juillet 2013 », L’autofictif. 🔗
Il fit une partie d’échecs avec lui-même, laissa « l’autre » gagner. Par les battants de fenêtre ouverts on entendait la rivière qui coulait rapide, invisible derrière la digue, de concert avec le crissement des grillons, des trilles, plutôt, bruit qui ne cessait de s’élever du talus, de sortir du sous-bois, des trous de terre, le plus estival des bruits.
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 53.
Perdre la parole, c’était comment ? C’était comme parfois dans les rêves où on doit courir, fuir, ou, mieux encore, sauver quelqu’un, quelqu’un de très proche, le sortir de l’eau, du feu, de l’abîme, l’arracher à la bête, aux griffes du démon, et on ne bouge pas de place, lourd comme un sac de pierre.
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 68.
Les avions sont mes seules occasions de vie communautaire, de participation à l’obscénité fondamentale, celle de leurs nuits… Atroce. La façon dont ils se couchent (mettent leur masque noir, se réveillent, se remaquillent, se parlent, etc. S’emboîtent. Les couples sans paroles…)
On n’est partis que depuis deux heures à peine. Dans cinq ou six, la pornographie des intimités (reposant sur l’idée qu’étant tous pareils, on n’a rien à se cacher) aura atteint son comble.
Ça commence : un type fait de la gymnastique dans le couloir.
Philippe Muray, « 17 mars 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 262.
Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.
Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.