Je m’efforçais malgré tout, et parfois non sans fièvre, de donner à mon exode une certaine forme.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 318.
Il y a une nuit irrésistible au fond de l’homme. Chaque soir les femmes et les hommes s’endorment. Ils sombrent en elle comme si les ténèbres étaient un souvenir.
C’est un souvenir.
Les hommes croient parfois qu’ils s’approchent des femmes ; ils regardent l’expression de leur visage ; ils tendent leurs bras vers leurs épaules ; ils retournent vers leur corps chaque soir et ils se couchent contre leur flanc ; ils ne s’endorment pas davantage ; ils ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 140.
Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 472.
Mardi – Les vitres teintées de l’immeuble de bureaux A reflètent les vitres teintées de l’immeuble de bureaux B. Les employés de l’immeuble A se regardent-ils travailler dans le reflet tendu ? Le métro aérien trouble-t-il les sosies qu’il sépare ? Subtil décalage des passagers inattentifs, bientôt assis et attablés de même.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 13.
Le vrai mendiant d’amour (c’est-à-dire le véritable angoissé) ne veut pas être aimé à cause, mais malgré.
Renaud Camus, « lundi 30 novembre 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 512.
Chez ma mère, qu’un jour je surpris, sans le vouloir, toute nue, assise devant son armoire à glace, ce qui la fit être deux, il y avait du crin noir bouclé, enroulé sur lui-même, dont les touffes se dirigeaient en tous sens : une sorte de chevelure ramassée et crépue au mauvais endroit. Je m’en secouai de dégoût et d’horreur, des journées entières : sur du lisse rose ou blanc et doux au toucher, il pouvait donc y avoir ce noir qui crissait sous les doigts.
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.
La réponse est peut-être dans l’emblème du Kampuchea démocratique : deux rails de chemin de fer traversent des rizières, symétriques comme des parcelles de ciment. Une usine ferme l’horizon, avec ses toits en crémaillère et ses cheminées. Nulle échappée possible. En fait, les rails n’en sont pas, même s’il est impossible de ne pas y penser. Ce sont deux murets qui mènent à une digue. Et cette perspective vers l’usine est un canal d’irrigation, guidé vers un barrage. Le Kampuchea démocratique, c’est l’irrigation et l’usine : les paysans et les ouvriers.
Bien sûr, il s’agit d’un emblème de combat, un signe noir et volontaire, dans la tradition des affiches soviétiques. Tout commence par le travail et rien ne vaut que par lui. Aucun être. Aucun visage. Aucune joie. Même les tresses de blé sont des lauriers inquiétants.
Je suis frappé par une évidence : les lignes droites ne disent pas : Nous rêvons d’atteindre cet horizon. C’est notre grand soir. Elles disent : Il n’y a qu’une voie, il n’y a qu’une destination : c’est un bâtiment industriel dont s’échappe la fumée. Comment ne pas penser à l’enfermement et à la destruction ? Pour moi, ce sceau signifie : il faudra sarcler, piquer, repiquer, tremper, sécher, battre, forger, usiner, fondre bien des hommes pour que ce monde advienne.
Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 104.
Tous ceux que tu délaisses t’accusent d’inhumanité.
Ils croient qu’il suffit d’être quitté pour devenir le genre humain.
Philippe Muray, « 6 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 13.