coule

Par moments, des milliers de petites tiges ambulacraires d’une astérie gigantesque se fixaient sur moi si intimement que je ne pouvais savoir si c’était elle qui devenait moi, ou moi qui étais devenu elle. Je me serrais, je me rendais étanche et contracté, mais tout ce qui se contracte ici promptement doit se relâcher, l’ennemi même se dissout comme sel dans l’eau, et de nouveau j’étais navigation, navigation avant tout, brillant d’un feu pur et blanc, répondant à mille cascades, à fosses écumantes et à ravinements virevoltants, qui me pliaient et me plissaient au passage. Qui coule ne peut habiter.

Le ruissellement qui en ce jour extraordinaire passa par moi était quelque chose de si immense, inoubliable, unique que je pensais, que je ne cessais de penser : « Une montagne malgré son inintelligence, une montagne avec ses cascades, ses ravins, ses pentes de ruissellements serait dans l’état où je me trouve, plus capable de me comprendre qu’un homme… »

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 650.

David Farreny, 24 août 2003
distraction

Si l’on essaie un jour de décrire l’économie générale des tabous de notre temps, il ne faudra pas manquer de mettre en contradiction la pudique indignation de notre société devant les spectacles relevant de l’érotisme par exemple, et son indulgence pour la représentation de tout ce qui dégrade les hommes. C’est sans doute qu’elle y a son intérêt et qu’il lui est nécessaire pour se maintenir de donner à ses aliénations réelles le masque rassurant d’ « une saine distraction ».

Roland Barthes, « Le Grand Robert », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 523.

David Farreny, 17 nov. 2004
feu

Il y a du feu. Nous le cherchons dans les ombres,

dans l’hiver des chambres vides où veillent

des objets obscurs, nous le cherchons

Dans les prisons, les gares, les alphabets, les chiffres.

Peut-être aussi est-il dans la nuit du corps,

Dans le réseau des nerfs et du sang,

aspiré vers le haut, il tourne sur lui-même

et dicte les mots du Commencement.

Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, p. 84.

David Farreny, 27 août 2006
entre-deux

Le vocabulaire dont on décide de se servir peut effectivement empêcher de penser, et si l’on décrète « archaïques » certains mots ou expressions, alors il faut en trouver d’autres qui soient aussi justes, aussi forts, et ne se situent pas dans l’« euphémisation », dans cet entre-deux qui abaisse l’acuité ou l’effervescence d’une réalité décrite. Si l’on décide que tel mot est obsolète, on peut éventuellement l’accepter, mais il me semble que l’intérêt de la science historique est de trouver à travers les mots une signification qui soit proche du réel passé et puisse apporter de nouveaux types d’interprétation, de nouvelles richesses de sens. Ces mots ne peuvent être dans le déficit d’analyse, ni même collés à une réalité d’aujourd’hui abaissée par le vocabulaire et la syntaxe qui ne fait qu’en adoucir le sens afin de ne pas faire peur. En fait, ces changements de vocabulaire font violence à la pensée et à la création. Lorsque des experts expliquent que l’économie actuelle et la mondialisation sont « incontournables », sans rien préciser d’autre, c’est en fait d’une extrême violence. « Incontournable », voilà un des mots clefs qui somment celui qui les reçoit de rester immobile.

En fait, de nombreux mots prétendument « anciens » peuvent encore nous servir, car ils servent à dire le réel, efficacement ; les assimiler systématiquement à une idéologie dite suspecte, c’est non seulement les rendre inopérants, mais c’est tuer le réel. Or ces mots peuvent être employés sans dénoter aucune idéologie suspecte.

Il n’y a aucun séminaire ni aucune conférence que je ne tienne sans que s’y déroule en même temps une réflexion sur le rapport au lexique, aux mots, et sur la façon dont il faut travailler pour trouver le mot juste qui viendra le mieux caractériser une situation ayant eu lieu autrefois.

Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?, Les Prairies ordinaires, p. 144.

Cécile Carret, 23 avr. 2007
puzzling

La quarantaine, célibataire, enseignante, la Frau Doktor ; et si intelligente que moi, avec mon petit savoir désordonné, vieillot et confus, je me sentais suspect au plus haut point. De plus, ce jour-ci, elle portait sa robe rouge, celle aux points noirs ; qui laissait voir son intéressante silhouette grande et maigre ; et c’était de nouveau à mon tour de raconter une histoire, si bien que malgré l’intimité de notre petit cénacle – la plupart du temps nous étions seuls – j’étais, comme toujours, terriblement gêné ; it’s puzzling work, talking is.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 53.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
con

(Seules les 2 à gauche de l’entrée ont des nappes, celles où on a installé les rupins surveillés de près, avec les coupes de glace tenues par de fines spirales de doigts, sur lesquelles surnagent des nœuds de cravate en zeste de citron : LUI affichant cette componction et cette très-digne fadeur si inestimable dans les emplois de la fonction publique (en fait si con que s’il devait travailler en indépendant, il n’arriverait même pas à vendre des glaces en enfer !) ; ELLE du genre à vous planter, à peine arrivée au camping, des petites fleurs jaunes devant la tente, avec l’obligatoire pomme de pin posée à côté.)

Arno Schmidt, « Tambour chez le tsar », Histoires, Tristram, p. 151.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
travaille

— Mais moi monsieur, je travaille !

— Bien sûr, que pourriez-vous faire d’autre…

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 73.

David Farreny, 27 juin 2010
brick

In place of food, my senses existentially turn to old high walls of red brick, and I lie awake at night weighing the fascination. There will never be an end or a conclusion to this dazed attraction, and even now, decades on, I cannot find any written acknowledgement of the trance such things pull me into. Whatever detains the eye is understood by no one, least of all me.

Morrissey, Autobiography, Penguin, pp. 53-54.

David Farreny, 26 janv. 2014
mésaventure

Nos proches devraient prendre soin de mourir à un moment où nous ne traversons pas une période d’atonie. Sans quoi, quel effort pour s’intéresser à leur mésaventure !

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 944.

David Farreny, 7 mars 2024
sage

Ne serait-il pas plus sage d’emprisonner plutôt tous ceux qui n’ont encore tué personne ?

Éric Chevillard, « jeudi 11 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

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