quelqu’un

Colline et arbres fruitiers, et puis, là-bas vers le haut, sous les pommiers, trois épaves de voiture dont une brûlée, que quelqu’un garde.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 35.

David Farreny, 24 janv. 2003
affirmation

Point d’affirmation que ne puisse annuler une affirmation contraire. Pour émettre la moindre opinion sur quoi que ce soit, un acte de bravoure et une certaine capacité d’irréflexion sont nécessaires, ainsi qu’une propension à se laisser emporter par des raisons extra-rationnelles.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 72.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
néant

« Au fond, c’est une question de degré, reprit-il. Tout est kitsch, si l’on veut. La musique dans son ensemble est kitsch ; l’art est kitsch, la littérature elle-même est kitsch. Toute émotion est kitsch, pratiquement par définition ; mais toute réflexion aussi, et même dans un sens toute action. La seule chose qui ne soit absolument pas kitsch, c’est le néant. »

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 149.

David Farreny, 21 sept. 2005
caractère

Je n’avais pas avec moi-même cette intimité caressante qui fait qu’il y a des adhérences, comme on dit en médecine, du Moi à la conscience, et qu’on craindrait, en essayant de l’en ôter, de la déchirer. Il était fort bien dehors, au contraire, il restait là, certes, mais je le regardais à travers la vitre en toute tranquillité, en toute sévérité. Longtemps j’ai cru d’ailleurs qu’on ne pouvait pas concilier l’existence d’un caractère avec la liberté de la conscience ; je pensais que le caractère n’était rien autre que le bouquet de maximes, plus morales que psychologiques, où le voisin résume son expérience de nous. La conscience-refuge restait, comme elle devait, incolore, inodore et sans saveur. C’est cette année seulement, à l’occasion de la guerre, que j’ai compris la vérité : certes le caractère ne doit pas se confondre avec toutes ces maximes-recettes des moralistes, « il est coléreux, il est paresseux, etc. », mais c’est le projet premier et libre de notre être dans le monde. […] Bref, l’existence d’une conscience-refuge me permettait de décider à mon gré du degré de sérieux qu’il convenait de prêter à la situation ; j’étais comme quelqu’un qui, dans les pires aventures, ne sent pas trop la réalité menaçante des tortures qu’on lui réserve, parce qu’il porte toujours sur lui un grain de poison foudroyant qui le délivrera avant même qu’on ne le touche.

Jean-Paul Sartre, « lundi 11 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 576.

David Farreny, 27 déc. 2006
contre

Il suffit d’une pierre

Pour y penser.

Que c’est si vieux,

Que l’eau croupit contre la vase,

Que le feu s’époumone

À bouillir le métal.

Le temps, le temps

A pu faire d’une flamme

Une pierre qui dort debout.

— Mais ton sein pointe dru

Contre le jour qui traîne.

Eugène Guillevic, Terraqué, Gallimard, p. 23.

Cécile Carret, 5 avr. 2007
gravifique

On n’est pas fait pour les dévers. On n’a pas l’organisation penchée qui permettrait de compenser la fuite du sol, l’allure dissymétrique du dahu. Lorsqu’on ne s’échine pas à surmonter la limitation que la hauteur a partout dressée, c’est en bas, dans la combe, qu’on a sa place naturelle. Tout y ramène, le relief et la vertu gravifique, l’espace plus ou moins découvert, l’eau, la lumière qu’on trouve à l’état pur, et non pas en décoction, pleines d’ombre et de terre, d’herbe et de branchages. C’est dans la verticale que s’inscrit l’axe directeur de l’expérience, en bas que se concentrent ses occasions et ses objets, qu’elle a son penchant.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
comblements

Comblements : on ne les dit pas — en sorte que, faussement, la relation amoureuse paraît se réduire à une longue plainte. C’est que, s’il est inconséquent de mal dire le malheur, en revanche, pour le bonheur, il paraîtrait coupable d’en abîmer l’expression : le moi ne discourt que blessé ; lorsque je suis comblé ou me souviens de l’avoir été, le langage me paraît pusillanime : je suis transporté, hors du langage, c’est-à-dire hors du médiocre, hors du général : «  Il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien ; c’est ce que j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler.  »

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 8 déc. 2009
sémantisme

C’est à sa voix qu’il aurait fallu s’en remettre, à ses gestes, à sa seule présence ; et ne tenir que très peu de compte de ses mots, qui eux n’ont pas grand sens, et qui l’étonnent sans cesse quand on les lui rappelle. Il s’étonne surtout qu’on ait pu leur porter assez d’attention pour s’en souvenir. Que ne fait-on comme lui, et n’imite-t-on son détachement parfait à leur égard, sa merveilleuse capacité d’indifférence et d’oubli ? Mais je n’ai pas su m’abandonner à ce sémantisme libéré du verbe et qui flotte dans l’air, s’accrochant un moment, comme une brume, à une intonation, une attitude, un regard. Je n’ai eu ni assez de patience ni assez d’amour. J’ai bêtement exigé des phrases, du bon sens bien français, clairement débité, avec des sujets, des verbes et des compléments à la parade. Or c’est manifestement ce que ce pauvre garçon est le moins capable d’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 25 janvier 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, pp. 35-36.

Élisabeth Mazeron, 30 mars 2010
trajets

Il était rare que j’emprunte la ligne droite pour me rendre quelque part. La raison, je l’ai dit, est que certains endroits me blessaient l’âme sans que je sois en mesure ni de m’en défendre ni même de distinguer la nature précise de l’atteinte qu’ils me portaient, la partie exacte qu’ils lésaient. Ce sont des choses qu’on sent, intensément, à qu’à défaut de les comprendre on peut toujours éviter. C’est pourquoi j’avais arrêté une gamme de trajets d’esquive qui me permettaient d’aller où mes petites affaires m’appelaient sans avoir à verser mon tribut de contrariété, de détresse, parfois, aux puissances mauvaises qui tenaient un tronçon de rue, des arrière-cours, certaines quartiers. À ces cheminements défilés s’ajoutaient au moins trois itinéraires de liesse et de libération dont je n’ai pas pleinement profité parce qu’ils ne desservaient aucun des endroits où, comme par un fait exprès, j’avais à faire. L’un d’eux était le système exigu, compliqué de venelles, de jardinets, de passerelles qui accompagnaient le canal jusqu’à son débouché. Le passage, par moments, se réduisaient en une étroite berme cimentée. C’est là que j’ai surpris, sous très peu d’eau, de grandes carpes couleur de bronze, immobiles. Elles étaient si proches que j’aurais pu les caresser. Je voyais leur bouche s’ouvrir et se fermer, comme les nôtres, quand nous parlons, et j’ai peut-être cru, quelques temps, que, sans l’eau qui les éteignait, leurs paroles nous parviendraient, comme au roi Salomon, jadis, et que bien des choses s’expliqueraient.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 24.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
esthétiques

J’ai continué de déjeuner avec Hélène Malebranche et les Jordan. Jordan était un homme d’allure sportive, à la mâchoire marquée, que j’ai immédiatement soupçonné de faire des randonnées dans les Alpilles. En même temps, il avait le regard très bleu, qui pouvait dire pas mal d’autres choses. Sa femme était petite, avec de beaux seins, la taille prise, elle portait une jupe en synthétique très fin qui brillait un peu. Ses yeux aussi brillaient un peu, comme si elle s’était mis des gouttes. Elle avait un nez magnifique, que j’ai regardé tout en déjeunant, je ne sais pas si elle s’en est aperçue. […]

C’est elle, Agnès Jordan, donc, qui m’a demandé combien de temps j’allais rester. Hélène, elle, se taisait, et je me suis dit que, si Malebranche ne posait pas de questions, sa femme, de son côté, était réservée ou peu liante. J’ai pensé que c’était embêtant quand on s’occupe de chambres d’hôte et j’ai répondu à Agnès Jordan que je ne savais pas exactement, tout en adressant à Hélène Malebranche un sourire embarrassé, auquel elle a répondu par un sourire pas embarrassé du tout, comme si cette question ne la concernait pas. Agnès Jordan, elle, ne savait visiblement pas quoi faire de ma réponse, et Philippe Jordan ne venait pas à son secours, non plus que moi, du reste, qui aurais pu lui demander depuis combien de temps, eux, ils étaient là, mais, pour des raisons esthétiques, disons, ça me semblait presque impossible de lui retourner une question qui reprenait la plupart des mots que contenait la sienne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 97-98.

David Farreny, 22 sept. 2011
peur

Elles l’ont vu avoir peur comme tant d’autres qu’elles ont oubliés, et nous-mêmes l’aurions oublié s’il n’avait eu que sa peur.

Pierre Michon, « Dieu ne finit pas », Maîtres et serviteurs, Verdier, p. 13.

David Farreny, 26 fév. 2014
pensé

Épilogue des cérémonies funèbres consécutives à la mort du général de Gaulle : tous les troncs de l’église de Colombey, lourds de l’argent des cierges allumés à la mémoire du général, ont été fracturés cette nuit (les journaux). Il est rafraîchissant que le train de ces petits métiers sagaces et inusables — aussi paisiblement imperméables à la grandeur qu’un chien qui regarde un évêque — recoupe ainsi avec ingénuité les grands événements de ce monde et en éclaire une face cachée, mais non indigne d’intérêt. Brusquement on s’avise du menu génie de l’à-propos, de la jugeotte admirablement objective qu’il faut à certains déployer pour survivre, et on sourit, on admire un peu. Ils y ont pensé !

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 60.

David Farreny, 19 oct. 2014

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