toujours

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu’ils nous disent plus vrai qu’aux autres.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 77.

David Farreny, 22 oct. 2004
paturons

Mais j’ai vu – mes yeux s’étaient faits à la nuit – une forme pâle, rencognée dans l’angle formé par deux murets. C’était un percheron blanc si énorme et immobile que j’ai d’abord pensé à une gigantesque effigie abandonnée là par quelque Atlantide, ignorée des archéologues, et que les vents d’hiver auraient débarrassée de ses lichens et bernacles pour lui donner ce poli et cette perfection d’opaline. Il s’était trouvé le coin le mieux abrité et, le museau collé au poitrail, il n’en bougeait pas pour avoir moins froid. Sans le frisson qui le parcourait de la queue aux naseaux, j’aurais juré qu’il était en plâtre. Quelle idée de laisser un cheval seul dans ce vent cinglant sans même une jument pour le réchauffer ! Quelle idée aussi d’aller chercher à tâtons l’ermitage d’un saint mort depuis quatorze siècles, en enjambant des murets de pierres sèches qui dégringolent et qu’il me faut remettre en place. J’étais en train de traverser en catimini son parchet quand j’ai entendu un trot lourd et qu’il m’a presque soulevé de terre en me fourrant ses naseaux sous le bras : des paturons de la taille d’une ruche, et cette présence énorme, insistante, ce museau fouillant dans le chaud comme un boutoir, me promenant comme fétu jusqu’à la route, laissant sur mon paletot de brillantes traces de morve que j’achève à l’instant de nettoyer. Aucun moyen de m’en débarrasser par un signe de croix ou un goupillon druidique. Il m’a reconduit ainsi jusqu’au mur qui borde le chemin, m’y a tassé comme un torchon à coups de tête, puis il est retourné à ses affaires. Et moi aux miennes dont la première était de retrouver mon logis ; en passant d’un lopin à l’autre, je m’étais égaré.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 32.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
guetteur

Vagabond à ses heures sorti faire un tour, suivant l’humeur et la saison, en quête de champignons, de charbon ou de mazout pour le poêle, de paysages à prendre en photos ou à imprimer seulement dans sa mémoire, de quelque chose ou de quelqu’un d’autre enfin dont l’absence intenable pousse à aller au dehors à la rencontre de gens à tout hasard disponibles. Guetteur mélancolique des nuages qui vont étoffant le ciel au-dessus des collines et des monts, au large des fenêtres, en un lent mouvement de bateau sur son erre, distribuant au gré de leurs déchirements des éclairages prodigieux sur le relief environnant. Promeneur sans raison à la limite, démuni et livré à lui-même, touchant à une forme de désarroi et d’extase sans mesure, dans l’abandon qui est le sien.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 32.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
cependant

Cependant il faut essayer, forçant sa voix vers la gaieté, vers l’attention, la légèreté, la maîtrise de soi, de ne sembler pas trop fou, pas trop absent, pas trop détaché du monde et de tous ceux de ses minuscules coups de théâtre qui n’affectent en rien le seul essentiel qui vaille, et qui fait tout votre petit malheur. Il faut tâcher de répondre aux questions quelles qu’elles soient, et même d’en poser deux ou trois, pour la bonne mesure, en s’efforçant de ne pas oublier d’attendre les réponses. Vos paroles néanmoins sortent tout de travers, vous avez un chat dans la gorge, vos silences même surviennent mal à propos, se chargeant apparemment, sans qu’on les ait priés de rien, de messages qui sont bien les derniers, même, que vous vous seriez soucié d’émettre.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 34.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
égouttage

Les passoires à lait étaient restées là aussi, la vieille gaze pendant en bouquets sales sur un fil usé. Et la confiture de groseilles à maquereaux qui sentait le xérès, ratatinée dans le verre avec la moustache de moisi. Ma mère faisait toujours plus de confiture que nous ne pouvions en manger. Nous préparions de la gelée de pommes sauvages, coupions ces fruits aigres en quartiers et les réduisions en bouillie, cœurs et pépins compris. Versions le liquide grumeleux dans une vieille taie d’oreiller, un coin noué à chaque pied d’un tabouret retourné. Ploc, ploc, ploc, égouttage toute la nuit dans la bassine à confiture.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 87.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
fusées

Viendrez-vous bientôt dîner chez moi à votre tour ? demande à l’araignée une autre araignée empêtrée dans sa toile, d’une toute petite voix.

C’est reparti. Le vaillant petit tailleur rêvait qu’il rêvait, et moi de même, tandis que le réel imperturbable chauffait ses pierres plates au soleil.

En se baissant pour ramasser dans l’herbe un fer à cheval porte-bonheur, le petit tailleur trouve un trèfle à quatre feuilles. Donc, ça marche.

Une perdrix décolle lourdement : nous en sommes encore aux tout premiers vols habités, les fusées ce sera pour plus tard.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 52.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
copeaux

Des copeaux recouvrent le sol, boucles ondulées, aériennes, ce sont les cheveux crépus de la planche, dirait-on, les rêves feuillus de l’arbre mort.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 71.

Cécile Carret, 12 juin 2013
grand’chose

Et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté ; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi — comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand’chose — pour nous résigner à la mort.

Marcel Proust, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », À la recherche du temps perdu (I), Gallimard, p. 948.

David Farreny, 31 juil. 2013
rarement

Grande déconvenue, et si cruelle, car un livre ne saurait être une fin en soi ; il prétend toujours être une leçon, un manuel, excéder sa forme et sa matière, subvertir les processus, contrarier les flux, pervertir les chaînons logiques, modifier au moins les représentations, les choses telles qu’elles existent dans leurs noms, changer ces manches et ces poignées. Or, reconnaissons-le, un livre est bien rarement cela. L’écrivain est un théoricien sans école, sans disciple, sans parti. Il s’invente un monde dans lequel il est le seul à vivre et si quelques touristes s’y rendent parfois en excursion, il ne parvient pas à les retenir (seuls s’attardent un peu les plagiaires). Sa théorie ne les convainc jamais complètement, demeure pour eux une vue de l’esprit, une spéculation plus ou moins séduisante, plus ou moins audacieuse. Il s’agissait pourtant d’un programme poétique, d’un manifeste écrit non pour des lecteurs, mais pour des adeptes. J’espère avoir levé ce malentendu ridicule.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 43.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
lâches

Tout acte de courage est le fait d’un déséquilibré. Les bêtes, normales par définition, sont toujours lâches, sauf quand elles se savent plus fortes, ce qui est la lâcheté même.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 955.

David Farreny, 7 mars 2024
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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