cortex

Je vois mon cortex.

Georges Perec, « Rêve n° 64 : l’os », La boutique obscure, Denoël.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
futurition

Ce que l’on ne doit pas voir ? Qu’on n’est pas seul, unique. Ce qu’il est impossible d’apprendre, de savoir ? Qu’il en existe d’autres, que d’aucuns ont fait, font ou feraient tout aussi bien l’affaire. Que, toute situation étant précaire, surtout la situation amoureuse, rien n’est jamais acquis. Qu’il n’est aucune monogamie absolue, radicale, définitive, éternelle et d’ailleurs qu’elle dure le seul temps de l’illusion. De quoi faut-il se protéger ? De cette certitude que la libido, la puissance génésique, le travail de l’espèce, l’inégalité des besoins de jouissance, tout cela conduit à des mouvements dans lesquels se soulèvent des continents alors que d’autres s’abîment sous les flots. Que personne ne peut rien à cette tectonique des plaques. Le prétendant, celui qui peut remplacer, supplanter, l’ancien amant ou le prochain, ceux qui eurent et ceux qui auront, voilà qui tue, massacre et jette à terre. Mieux vaut donc l’innocence de l’instant et l’immense faculté d’oubli doublée d’une incapacité à la futurition.

Michel Onfray, « Théorie de la femme fatale », L’archipel des comètes, Grasset, p. 101.

David Farreny, 19 avr. 2005
duel

C’était lui, l’ennemi sur la tête de qui je devais mettre les charbons ardents ! J’ai lutté héroïquement ; j’ai été impitoyable ; et sans cesse encore je porte sur cette plaie vive le fer rouge de mon mépris-de-moi-même et la pierre infernale de mon introspection inflexible. Duel à mort entre moi et lui, dans la maison fermée de mon âme où personne ne peut venir séparer les combattants. Je le poursuis de chambre en chambre et jusqu’au dernier réduit du cellier ; là enfin je le saisis et je le serre à la gorge. « J’étouffe mon orgueil », dis-je, et c’est de là seulement que je veux tirer…

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 117.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
sabliers

Dès l’apparition du froid inuit, la dilatation déchire la pierre. Ce qui semblait inatteignable, imputrescible, inaccessible aux effets du temps subit, comme le reste, l’entropie et le travail de la négativité. Même les pierres meurent. Elles éclatent, se démembrent, se délitent, bientôt elles deviendront sable, poudre destinée aux sabliers compagnons de l’angoisse des hommes. Avant-hier, la masse impénétrable, le bloc infracassable ; hier la fraction, les fragments, les morceaux, les blocs ; demain les poussières, semblables à celles des corps nettoyés par la mort et disséqués par le travail d’un temps auxiliaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 19.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
autrefois

Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
foudre

Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plus éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.

Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie. Dans la rue, les boutiquiers se retournaient sur elle. Les pieds au frais dans la poussière nous l’avons suivie en silence, comme deux vieux « marcheurs » éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 80.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
ermitage

Empaqueté comme un esquimau, je suis sorti pour voir de quoi ce rien était fait. La nuit montait du sol comme une nappe d’encre, pas une lumière, le noir des murs plus profond encore que le noir des prés. Un vent à décorner les bœufs ; mes poings gelaient au fond des poches. […] Je cherchais l’ermitage de ce saint Enda dont les disciples ont fondé Saint-Gall et appris aux rustres que nous étions à se signer, dire les grâces, chanter les neumes, enluminer les manuscrits de majuscules ornées ruisselantes d’entrelacs, de griffons, d’aubépines, de licornes. D’après ma carte, cette tanière serait juste deux cents mètres à l’est sous la maison. Je ne l’ai évidemment pas trouvée ce soir-là. De jour c’est une taupinière basse, moussue, si rudimentaire qu’à côté d’elle, les bories des bergers de Gordes font penser au Palais du facteur Cheval.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 31.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
étranger

Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.

Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.

Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.

Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.

David Farreny, 31 mars 2008
consentant

À une table sortie

sur le trottoir par le beau temps

tardif d’un midi d’octobre

déguster une souris d’agneau

consentant à sa chair moelleuse

tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée

à la table voisine

Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges

absents qui entre deux bouchées

rident l’air rayonnant

(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre

derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)

D’avance jubilant de pouvoir demain au retour

à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir

inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »

Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.

David Farreny, 8 juin 2010
molle

riant à gorge déployée de cette plante molle qui croît dans un ventre et développe tardivement la charpente osseuse qui va la soutenir et l’articuler, tel un arbre qui commencerait par produire une nuée de feuilles vibrantes puis seulement accrocherait celle-ci à des branches attaché à un tronc enraciné dans le sol, et qui conserve à jamais de cette période où son corps levait comme une pâte susceptible d’adopter les formes les plus aberrantes de grandes dispositions pour l’effroi et ses terribles grimaces mais aussi le tourment perpétuel de l’hésitation, ce flottement dans les gestes, ce flou dans le regard, cette figure confuse, en permanence ces airs louches de voisin d’urinoir, riant de tout cela comme de toute chose, pour faire mes dents, sans doute

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 19.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
jeu

Ákos a pris en main ses neuf cartes, avec des doigts experts les a rangées en un rien de temps, les saluant une à une au passage, elles qui parlaient du monde ancien, des temps heureux, le bateleur avec son luth à tête humaine et son épée, la danseuse espagnole en crinoline avec ses castagnettes, le Turc accroupi la pipe à la bouche, l’excuse avec son fou au costume de clown bariolé, au bonnet bicolore à double pointe, et le tout-puissant vingt et un, la carte qui prévaut sur toutes, avec ses soldats, auxquels de ce fait honneur est rendu. Quel familier, quel doux charivari. Assis sur un mur, des amoureux s’embrassent, un soldat d’autrefois prend congé de sa bien-aimée, un navire gagne le large. Il avait un jeu magnifique.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 153.

Cécile Carret, 4 août 2012

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