menaçante

Un mode de la présence sur terre agonise, qui n’avait pas que ses mérites, bien sûr, mais qui avait produit de grandes œuvres, de beaux espaces et de hautes pensées. Beaucoup d’entre nous lui étions attachés, et celui que nous voyons s’apprêter à le remplacer, et même régner à sa place, déjà, en maints endroits, n’a pas de si évidents mérites, par comparaison, qu’il nous console de cette perte. Non seulement nous ne devons rien faire pour la différer, pourtant, il nous faut y applaudir des deux mains. Comme le disait avec une franchise menaçante une publicité des années récentes : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000. » C’est un peu beaucoup nous demander.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 127.

David Farreny, 4 mai 2002
inlassable

Comme il y a un style mescaline, il y a des couleurs de la Mescaline. À qui en a pris, vous pouvez les montrer dans la réalité. Elles seront reconnues. (Non toujours celles-là, mais celles qui auront le même air de famille.)

Les criardes d’abord. Des rouges stridents passent près de verts absolus. C’est un drame optique. Les écœurantes ensuite. Des pierreries en quantité, visiblement fausses, sont l’inlassable cadeau.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 672.

David Farreny, 4 mars 2008
vaurien

De tous mes pensionnaires, le cancrelat est le plus inoffensif et le plus irritant. Le cancrelat est un vaurien. Il n’a aucune tenue dans ce monde ni dans l’autre. Plutôt qu’une créature c’est un brouillon. Depuis le pliocène il n’a rien fait pour s’améliorer. Ne parlons pas de sa couleur de tabac chiqué pour laquelle la nature ne s’était vraiment pas mise en frais. Mais ces évolutions erratiques, sans aucun projet décelable ! ce port de casque subalterne et furtif, cette couardise au moment du trépas !

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 103.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
reflètent

Mardi – Les vitres teintées de l’immeuble de bureaux A reflètent les vitres teintées de l’immeuble de bureaux B. Les employés de l’immeuble A se regardent-ils travailler dans le reflet tendu ? Le métro aérien trouble-t-il les sosies qu’il sépare ? Subtil décalage des passagers inattentifs, bientôt assis et attablés de même.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 13.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
rebours

Le Passé est une fatalité à rebours.

Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 186.

David Farreny, 20 oct. 2008
coi

Ce n’est pas que j’aie désiré outrepasser la taille et le poids, les limites, l’âge qui nous sont départis à chaque instant, surtout au début, quand ils nous enveloppent, nous pressent doucement, le temps surtout, la sphère transparente, irisée de l’éternel présent. Je n’ai rien tant souhaité que de me tenir coi dans mon petit volume, que rester sans bouger dans l’heure immobile qu’il commence par être avant qu’elle ne s’émeuve, glisse, fuie et nous emporte vers les rapides de la durée. Mais si loin que je remonte, que je nous voie, en tiers, pour autant qu’il y a moyen de s’éloigner, de s’asseoir à l’écart, de regarder, de juger quand on était le second d’un tiers qui fut d’emblée le premier, je ne pouvais déjà plus.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 25.

Élisabeth Mazeron, 1er juin 2010
choisir

Il me semble que je suis heureux ; et cela doit bien signifier, au moins par comparaison, que je le suis (le bonheur n’étant sans doute qu’une impression). Pourtant, si je me réveille la nuit, c’est toujours avec une sourde inquiétude, une mélancolie sans forme, presque une angoisse, mais discrète, lointaine, à peine perceptible, quoique vigilante, et qu’on pourrait choisir de ne pas écouter.

Renaud Camus, « dimanche 30 novembre 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 504.

David Farreny, 13 avr. 2011
contre-spectacle

La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droits de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 399-400.

David Farreny, 18 mai 2011
super-cultivé

Nous arrivons vers 6 heures ; le théâtre est fermé ; pas une affiche ; je vais chercher le représentant, un gros homme à tête de sanglier qui me dit :

« Vous mangez avec nous ?

– Oui, c’est-à-dire…

– Ah ! vot’dam est là ? »

Il fait demi-tour avec une grande agilité pour prévenir quelqu’un dans la maison. Se révèle être ensuite un super-cultivé : ancien assistant au musée de l’Homme, ex-Patagon, ex-Lapon, ex-Congolais – et la maison aux apparences miteuses est pleine de trésors. Sa femme, frêle, gracieuse, fendue en deux par un immense sourire, a aussi ses activités ; elle va dans toutes les grottes de Bretagne baguer des chauves-souris pour le compte du même musée. Bonne soirée. On parle jusqu’à 1 heure.

« Que font les Patagons avec leurs morts ?

– Ils les balancent au jus. »

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 71.

Cécile Carret, 18 juin 2012

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