charmer

Vous voulez demain faire cette démarche. Mais qui vous garantit contre vous-même ? Demain votre volonté d’aujourd’hui aura chu dans le passé, hors de la conscience, elle se sera ossifiée et vous serez entièrement libre par rapport à elle : libre de la reprendre à votre compte ou de vous engager contre elle. On ne peut jurer contre soi ni contre le temps. Le serment à soi, prototype de tous les serments, est une incantation vaine par quoi l’homme essaie de charmer sa liberté future.

Jean-Paul Sartre, « jeudi 23 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 220.

David Farreny, 26 déc. 2006
angoisses

Maïrama avait de grands moments de tristesse au cours desquels je ne voyais que son dos sur la natte. Dos des femmes envahies de leurs angoisses, submergées, roulées-boulées dans leurs angoisses puisqu’elles font tout plus extrêmement que les hommes, et dont il faudrait aimer jusqu’aux angoisses. C’est difficile. On les traite d’emmerdeuses, et on commet une erreur judiciaire. Les femmes sont toujours plus malheureuses que nous ? Sont-elles aussi plus heureuses le cas échéant ? Pourquoi n’ai-je pas été plutôt une ?

Jacques Jouet, Sauvage, Autrement, p. 44.

Cécile Carret, 11 mars 2007
type

Il est seul, debout. Le seul qui soit encore debout. Ça le change un peu. D’habitude on le range plus volontiers dans la catégorie des types à genoux.

Il est encore un peu essoufflé, un peu intimidé. Il ne regarde personne. Il sent encore sur lui comme des regards qui traînent.

Il est le type qui est monté au dernier moment. Le type qui a gêné la fermeture des portes. Malgré le signal sonore. C’est interdit. Et dangereux. Parce qu’interdit. Parce que dangereux.

Des regards de mépris, de reproche, peut-être même un peu de pitié. Rien de tout ça certainement mais en tout cas, lui, c’est ce qu’il sent. Et comme il en a plus qu’assez, d’être là, au milieu des jambes, sous les regards, il décide d’aller d’adosser.

Il y va. Il y est.

Il pose son sac entre ses pieds et s’adosse à la porte.

Puis il ose un regard. Puis un autre.

Plus personne ne fait attention à lui.

Le regretterait-il ?

Non. Mais tout à l’heure on faisait attention à lui et maintenant on ne fait plus attention à lui.

Ça peut faire mal.

Mal pour un bien puisque maintenant il peut regarder où il veut.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 50.

Cécile Carret, 4 mars 2012
couler

L’homme que j’aimais m’avait reproché un jour ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il m’a dit avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre si follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser – difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas la nécessité parfois impérieuse de se couler dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ?

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 50.

Cécile Carret, 16 mars 2012
nécessité

Lorsqu’on voyage en seconde classe, on ne voit pas bien la nécessité des premières ; mais la réciproque n’est pas vraie.

Bernard Delvaille, « Vesteraalens Dampskibsselskab », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 49.

David Farreny, 12 août 2012

Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.

David Farreny, 28 oct. 2012
mobilisation

Il est connu qu’une mobilisation générale soulage les hommes, qui ne sont heureux de se retrouver, de vivre ensemble, qu’en état de guerre, que si l’absurde les concerne tous. La paix n’est jamais supportable.

Georges Perros, « Tête à tête », « Les cahiers du chemin », numéro 5, Gallimard, p. 58.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
journal

À tout journal il faut une voiture-balai, comme au Tour de France ; ou, pour le dire plus élégamment, le genre est nécessairement placé sous l’instance du pentimento, du remords, de la correction, de la rature, du retour sur entrées antérieures. On commence un journal pour corriger quelque chose — la réalité, par exemple, l’histoire, l’actualité, soi-même, son futur, la mort.

Renaud Camus, « dimanche 21 juillet 2013 », Non. Journal 2013, Chez l’auteur.

Guillaume Colnot, 9 déc. 2013
conversation

On lui a fait répéter la phrase et elle a avoué qu’elle avait, par exemple, toujours eu peur des gants, qu’elle n’en portait jamais. Ce qu’elle voulait dire c’est qu’elle. Elle a fait une pause. Elle avait envie de leur dire quelque chose d’extraordinairement gentil. Pour la première fois, ils l’écoutaient, s’intéressaient à elle. Edgar, puisque la vente était jouée, n’accaparait nullement la conversation et les regards de sa mère. Elle a raconté un rêve, on était à table, mais ça irait, un rêve où une main s’enfonçait dans sa gorge et lui arrachait les viscères. Le pire était que tous ses organes venaient et elle ne distinguait plus son intérieur de son extérieur. Ce qu’elle voulait dire encore une fois, c’était qu’elle craignait les phrases comme mets-toi à ma place parce qu’elle ne voulait se mettre à la place de personne.

— Vous comprenez ?

Elle a expliqué qu’elle avait un peu de mal à comprendre ce qu’elle voulait dire encore une fois, mais qu’il était important pour elle qu’elle ne classe plus les situations entre irréversibles et réversibles, qu’elle devait être plus douce avec elle-même en somme. Sa dernière proposition a fait renaître les sourires et, comme Danuta apportait le dessert, on a changé de sujet avec soulagement, mais sans plus, et le père a confirmé au nom de tous qu’il n’y avait aucun problème à ouvrir son cœur. Julie a remercié.

— Non, non, je vous en prie.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 300.

Cécile Carret, 19 mars 2014

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