Oisif demeuré tout le week-end — conçu de cela aucun remords.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 145.
La régression temporelle ne peut que nous révéler une éternité antérieure dont absolument rien n’a pu être absent ; car nous ne pouvons pas concevoir que l’éternité qui nous suivra puisse réaliser quoi que ce soit de plus que la première.
Emil Cioran, « Maurice Maeterlinck », Solitude et destin, Gallimard, p. 265.
Castres a de longue date joui pour moi d’un très grand prestige romanesque, dû pour partie à son nom effrayant, mais surtout à l’absence de toute image précise à elle associée.
Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 415.
Faut-il en conclure que l’écriture m’est devenue nécessaire ? L’expression de cette pensée m’est pénible : je trouve cela kitsch, convenu, vulgaire ; mais la réalité l’est encore bien davantage. Il doit pourtant y avoir eu des moments, me dis-je, où la vie me suffisait ; la vie, pleine et entière. La vie, normalement, devrait suffire aux vivants. Je ne sais pas ce qui s’est passé, sans doute une déception quelconque, j’ai oublié ; mais je ne trouve pas normal qu’on ait besoin d’écrire. Ni même qu’on ait besoin de lire. Et pourtant.
Michel Houellebecq, « Ciel, terre, soleil », Lanzarote, Flammarion, p. 93.
Des bonnes heures, des joies, nulle trace, en revanche. Elles se sont évanouies avec l’instant qu’elles ont duré. La mémoire est celle des revers et des traverses, des plaies, des larmes, des épreuves où l’on a failli être détruit, se perdre sans retour. Si je dure encore, quel chaudron de sorcière finira par devenir ma cervelle, quelle peine j’aurai à subir le sabbat des démons qui m’escortent et auxquels vont se joindre ceux de demain !
Pierre Bergounioux, « mercredi 10 février 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 669.
On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.
Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.
je partant voix sans réponse articuler parfois les mots
que silence réponse à autre oreille jamais
si à muet le monde pas de bruit
fonce dans le bleu cosmos
plus question que voyage vertical
je partant glissure à l’horizon
tout pareil tout mortel à partir du je
à toutes jambes fuyant l’horizon
enfin n’entendre que musique dans les cris
assez assez
exit
entrer né sur débris à peine reconnu le terrain
émergé de vase salée le fœtus sorti d’égout
plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle
haletant
Danielle Collobert, « Survie », Œuvres (1), P.O.L., p. 415.
En somme je ne sais rien de lui — rien de cette vie qui fut ce que sont les vies, un coup de dés, un essai pour une autre fois, une partie d’écarté. Combien parviennent à trouver, pour s’en revêtir, quelque chose qui ressemble à une forme, à une construction délibérée de la volonté, à une structure ordonnée où soit aboli le hasard, sous l’instance de la lettre, qui sait, des correspondances, de l’ailleurs en toute occurrence lové entre les arcanes de l’ici, celui-ci fût-il un tombeau ?
Renaud Camus, « 2-2-12-03-19-14-1-1-1-7 », Vaisseaux brûlés.
Fausses beautés qui tant troublèrent notre chair
fausses beautés qui tant, un jour, nous furent chères
pénélopes usées, juliettes avachies
— aviez-vous eu pitié du voyageur ? A-t-il
eu pitié de vos chairs molles et misérables
ô mal-aimées ? flottant sur l’eau comme des algues
sœurs des brouillards verdâtres et des fanaux douteux
— vies sans importance !
— parapluies oubliés !
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 60.
La pellicule sur le café me rappela mon frère, dont on racontait qu’il avait toujours détesté ces lambeaux flasques et que, revenu du front pour sa première permission, quand notre mère, pensant que la guerre lui avait fait passer toutes ses délicatesses, lui avait servi le café comme elle en avait l’habitude, il avait repoussé la tasse en disant : « Revenez hier ! » Je voyais le lait faire des vagues et former une peau se déchirant en îles sur le liquide qui s’éclaircissait alors.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 100.
Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.
Gratte ta gorge et gronde et fredonne.
Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.
Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre
Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.
Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,
Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.
Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.
Nous sommes armés contre tous les dangers.
Bondis sur le silence, bondis sur la souris
Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.
Chasse de chez moi les brisures de rêves
En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre
Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire
Sur le matin au ciel de plumes tigrées
Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours
Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.
La fatigue agit comme le fixateur sur l’épreuve photographique ; l’esprit, qui perd une à une ses défenses, doucement stupéfié, doucement rompu par le choc du pas monotone, l’esprit bat nu la campagne, s’engoue tout entier d’un rythme qui l’obsède, d’un éclairage qui l’a séduit, du suc inexprimable de l’heure qu’il est.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 50.