mystères

La bonté, la compassion, la fidélité, l’altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l’espace limité de l’enveloppe corporelle d’un chien.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 79.

David Farreny, 11 mars 2008
pensé

Je connaissais bien entendu les inconvénients de la formule ; je savais que le désir s’émousse plus vite au sein d’un couple constitué. Mais il s’émousse de toute façon, c’est une loi de la vie ; et il est peut-être possible, alors, d’atteindre une union d’un autre ordre — beaucoup de personnes, quoi qu’il en soit, l’ont pensé.

Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, pp. 187-188.

David Farreny, 11 mars 2008
été

L’été ne craint pas la mort comment

le pourrait-il. Toute une famille

sémillante et colorée s’en remet à l’été

Chimère que l’été Folie

mais oser s’y soustraire…

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.

David Farreny, 11 juin 2008
vanité

C’était de grands hommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leurs actes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eût cessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’était de constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humains qui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je les considérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu je pouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête. Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus — à la faveur de ce jour nouveau — de l’aspect malsain des pèlerins, et j’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pas un air aussi — comment dirai-je — aussi peu appétissant, — touche de vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensation de rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-être avais-je aussi un peu de fièvre.

Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 169-170.

David Farreny, 2 oct. 2008
avant

Cependant, objecterez-vous, chacun n’avait-il pas son bagage de souvenirs ? Non. Le passé ne nous était d’aucun secours, d’aucune ressource. Il était devenu irréel, incroyable. Tout ce qui avait été notre existence d’avant s’effilochait. Parler restait la seule évasion, notre délire. De quoi parlions-nous ? De choses matérielles et consommables, ou réalisables. Il fallait écarter tout ce qui éveillait la douleur ou le regret. Nous ne parlions pas d’amour.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
noms

Grâce à ma fatigue, le monde était grand et débarrassé de ses noms.

Peter Handke, « Essai sur la fatigue », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, p. 44.

David Farreny, 31 oct. 2009
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
trace

La conversation de la vieille M. est pleine d’épaves qui flottent. Du bon vieux chic, des expressions de gouvernante anglaise du début du siècle, du vocabulaire technique ou sportif d’amants qui ont disparu sans laisser d’autre trace, de l’argot vieilli ; des traces de divers passages dans des couches sociales traversées.

Paul Morand, « 29 décembre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 691.

David Farreny, 23 sept. 2010
bénévolement

Alors, Raban eut l’impression qu’il surmonterait encore cette longue et pénible épreuve des deux prochaines semaines. Car ce ne sont que deux semaines, c’est-à-dire un temps limité, et si les contrariétés ne cessent de grandir, le temps n’en diminue pas moins pendant lequel il faut les supporter. C’est pour cela, sans aucun doute, que le courage augmente. « Tous ceux qui veulent me faire souffrir et qui ont maintenant occupé entièrement l’espace qui m’entoure, tous ceux-là seront peu à peu refoulés par ces jours qui expirent bénévolement, sans que j’aie le moins du monde à leur venir en aide. Et je puis être faible et silencieux, comme il m’arrivera naturellement de l’être, je puis les laisser faire de moi tout ce qu’ils veulent, les choses s’arrangeront quand même, grâce à ces seuls jours qui passent. »

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 83.

David Farreny, 19 nov. 2011
pâture

Buée de buée       a dit le Sage       buée de buée       tout

est buée

Tous les fleuves   vont vers la mer   et la mer

n’est pas pleine       vers le lieu       où vont les fleuves

                            là ils vont toujours

Toutes choses sont d’une lassitude   nul ne saura   le dire

                     l’œil n’en aura pas assez                     de voir

              et l’oreille ne se remplira pas d’entendre

                            et tenez tout est buée et pâture

de vent.

Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.

David Farreny, 26 mars 2012
nous

C’est ainsi que j’appris la différence entre pas égal, son égal, mesure égale. Marcher avec d’autres au même pas, fût-ce avec un seul autre, m’avait toujours été insupportable ; j’étais obligé de m’arrêter aussitôt, ou d’accélérer, ou de m’écarter ; même quand je me déplaçais au rythme de mon amie, je nous voyais comme deux êtres sans âme marchant contre le monde. Et quelque chose comme un unisson m’était impossible ; si c’était l’autre, et pas seulement pour chanter, qui me donnait la note, j’étais hors d’état de la reprendre, de la redoubler, de la poursuivre ; même quand, à l’inverse, c’était l’autre qui adoptait ma tonalité, j’étais interrompu sur le champ ; seule la dissonance de la dispute à laquelle cela me poussait en général me préservait du mutisme (aussi bien l’origine de la dispute était-elle souvent que mon amie disait « nous » en parlant de nous deux, un mot qui se refusait à franchir mes lèvres).

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 98.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
ennui

Un philosophe d’occasion, un esthète épuisé, un frondeur abattu, une marquise cafardeuse, un aventurier sans cause, un métaphysicien insomniaque, un nihiliste apocalyptique, un réactionnaire à vif, un anarchiste sentimental, un adepte du suicide non pratiquant, les figures que j’évoque ici forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps. D’un scepticisme à la fois féroce et poli, ils démystifient les doctrines qui prônent un illusoire art de vivre. Ils rappellent que la vie n’a rien d’un art mais d’une douleur continue interrompue par quelques moments de rémission, que nous ne choisissons pas de naître puis de vivre comme nous vivons ou comme nous souhaiterions vivre, que nous n’avons pas la moindre emprise sur nos passions, que nous ne changeons pas mais que nous aggravons notre cas.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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