triviale

J’ai entrepris de rédiger ce Journal tout simplement comme expédient, moyen de sauvetage, de peur de déchoir et de sombrer définitivement dans les flots de la vie triviale qui déjà m’arrivent jusqu’aux lèvres. Mais il apparaît que même sur ce terrain je ne suis plus capable d’un effort complet. Oui, on ne saurait être un zéro, un néant toute la semaine et se mettre à exister soudain le dimanche.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 85.

David Farreny, 24 mars 2002
familière

Cherchant à trouver le sommeil après l’émotion et l’excitation de la soirée, Dora, à la lumière de la petite lampe de sa table de nuit, regardait évoluer l’araignée. Cette araignée ne lui faisait pas peur. Et elle lui était devenue familière, presque une amie, depuis qu’un matin, en ouvrant les yeux, elle l’avait vue descendre du plafond sur son fil et venir boire de l’eau dans son verre.

Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 96.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
proliférer

On aurait dit que sa féminité se passait aisément de fécondation et qu’il eût suffi d’un arôme un peu masculin, d’une vague odeur de tabac, d’une blague un peu grivoise pour qu’elle se mît aussitôt à proliférer luxurieusement.

Bruno Schulz, « Août », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 5 déc. 2009
reconquête

Ce que je préfère : qu’on me fiche la paix. En cela le mail a été une grande avancée par rapport au téléphone. Je n’ai pas de portable, presque tout ce qui importe passe au quotidien par des messages écrits, silencieux, que je lis quand j’en ai envie. Le mail a été une reconquête du silence.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 76.

Cécile Carret, 4 mars 2010
furent

On peut se tromper de chemin. Lorsqu’on le découvre, il n’est généralement plus temps de revenir à la bifurcation et de choisir l’avenir que nous assignaient un penchant inné, la voix profonde du grand passé. Ils furent sans effet parce que le présent, après avoir tardé sans mesure, a fini par nous atteindre et nous l’avons suivi au loin. Les bêtes dont j’avais partagé la résidence, croisé, parfois, la route enchantée, sont restées, elles, au pays de l’enfance. Elles m’attendent, peut-être, comme il m’arrive de rêver que je les retrouve. Ce sera pour une autre vie. Je ne sais pas.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 47.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
autant

Ce processus de la propagation du genre débouche dans la mauvaise infinité du progrès. Le genre se conserve seulement moyennant la disparition des individus qui, dans le processus de l’accouplement, ont rempli leur destination, et, pour autant qu’ils n’en ont pas de plus haute, vont, par là, à la mort.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le rapport des sexes », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 325.

David Farreny, 7 fév. 2011
femmes

tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?

oui Mon Amour c’était il y a très longtemps

c’était quand nous avions ces femmes secourables

sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins

il y avait alors du soleil au jardin

nous n’étions jamais seuls au moment du malheur

or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties

la ville a envahi les jardins d’alentour

le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent

et nous pleurons sans le secours de leur pardon

nous pleurons en sentant notre viande malade

comme un morceau jeté aux chiens des carrefours

et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce

seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller

demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse

alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour

secret et persistant de ces femmes fidèles

qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours

William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.

David Farreny, 30 mai 2011
courtes

111. Choses qui doivent être courtes

Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.

Un piédestal de lampe.

Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.

Ce que dit une jeune fille.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.

David Farreny, 2 juin 2011
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
extirper

J’ai en ce moment, et je l’ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d’extirper mon anxiété en la décrivant entièrement et, de même qu’elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j’aurais écrit pût être entièrement inclus en moi. Ce n’est pas un besoin artistique.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 177.

David Farreny, 13 oct. 2012
saisir

Nous aimions aussi créer des images, que nous nommions des modèles. C’étaient trois ou quatre phrases écrites sur un feuillet en un mètre bref. Il s’agissait de saisir en chacune d’elles un fragment de la mosaïque du monde, tout comme on sertit des pierres en un métal. Pour ces modèles aussi nous étions partis des plantes et nous revenions sans cesse à elles. C’est ainsi que nous décrivions les choses et leurs métamorphoses, du grain de sable à la falaise de marbre, et de la fugace seconde à la vaste année. Le soir venu, nous réunissions ces feuillets, et quand nous les avions lus, nous les brûlions dans la cheminée.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 32.

Cécile Carret, 27 août 2013
capable

Il n’a jamais prétendu être un génie, de toute façon, il n’y voit pas même une question, fadaises et billevesées. Le génie se fabrique, ou se libère peu à peu, à l’instinct. N’importe qui peut peindre, n’importe qui devrait prendre la liberté de peindre, parmi ceux qui en ont les moyens matériels, le monde irait moins mal, il y faut bien sûr un minimum de talent, de la dextérité, une intelligence sensible, des pinceaux et des tubes de couleur si l’on va par là, mais le plus important est ailleurs. La difficulté n’est pas d’avoir reçu ou non il ne sait quel don d’il ne sait quel ciel, rodomontades, la difficulté est de ne pas se laisser entraver par ce qui limite l’écrasante majorité des individus et même des artistes, non seulement l’abrutissement ordinaire et le confort soporifique, mais aussi bien la complaisance et le bon goût, l’effroi et la demi-mesure, plus encore la raison raisonnante qui menace toujours d’arraisonner, de provoquer la censure de son propre geste, coupant de l’intuition et donc de l’instinct qui est premier et qui doit le rester, cela aussi Proust l’affirmera sous peu, précisant qu’en matière d’art et de création « cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. »

Bertrand Leclair, Le vertige danois de Paul Gauguin, Actes Sud, p. 19.

Cécile Carret, 9 mars 2014

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