non-accomplissement

J’appelais aussi : « Oh ! toi, qui m’es tellement et pour qui je ne suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est dans la misère quand je songe à notre amour. Oh ! non-accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh ! comme la pensée de cela est difficile à porter. »

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.

David Farreny, 9 nov. 2005
forme

Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer sur un environnement proche et avec des proches s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1068.

David Farreny, 7 août 2006
rigoles

Il pleuvait. Il pleut toujours. Voilà quatre jours qu’il tombe une pluie fine, invisible et que je suis machinalement des yeux les rigoles d’eau sur les vitres. Dans mon lit, je jouais à deviner si une de ces bandes liquides obliquerait à gauche ou à droite et je me suis presque toujours trompé.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
cris

Chacun pousse son petit cri, mais il y a des petits cris de plus en plus sophistiqués.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 8.

David Farreny, 9 juin 2008
féroce

       Lorsque nouvellement

Dans l’intime du cœur

Naît un désir d’amour,

Languide et las se fait sentir ensemble

Un désir de mourir :

Comment, je ne le sais, mais tel est

D’amour puissant et vrai le premier fruit.

Peut-être apeure les yeux

Ce désert : pour lui, le mortel

Désormais voit peut-être la terre

Inhabitable, sans cette

Neuve, seule, infinie

Félicité qui lui peint l’âme ;

Mais, par elle, en son cœur pressentant

La tempête, il aspire à la paix,

Aspire à jeter l’ancre,

Face au féroce désir

Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.

Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.

David Farreny, 10 juin 2009
marcheur

Je dis rose, mais ce pourrait être vent, sable, boue, bœuf-carottes, violoncelle, bruit de porte ou claquement de semelles de bois sur un carrelage… le déclic est le même. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de différence profonde entre la vue de la glycine en fleurs et celle d’un bus calciné par un attentat, entre une décapitation et marcher sur du gravier blanc… Cela peut sembler étrange, mais le processus d’écriture me paraît strictement le même, sinon le fait qu’il naisse d’émotions contraires […]. Il n’y a donc pas de sensations qui seraient poétiquement dignes, et d’autres non. Chaque poète a sa mémoire propre, avec des secteurs propices à la parole, et d’autres moins. Ce ne sont pas seulement des interdits moraux qui bloquent l’articulation entre sensation, émotion et parole ; des partis pris esthétiques, politiques ou simplement l’histoire personnelle peuvent également freiner et réduire le spectre du poétiquement possible pour chacun.

Faut-il dépasser ces limites ? Pas nécessairement, sauf si elles créent une frustration. Il me semble qu’on peut travailler aussi bien horizontalement, c’est-à-dire multiplier et diversifier les prises sur le réel, que verticalement, et creuser quelques sensations que l’on sait décisives. Plutôt que de chercher à étendre la palette, s’acharner sur certaines sensations qui insistent et pèsent sur la langue, sans que le poète sache toujours pourquoi. Ce que la poésie doit rejeter, c’est le confort, la réduction au savoir-faire. Au fond, il est aussi fou d’aller au bout du monde que de rester chez soi. L’important reste de tenter, de risquer ; la poésie demeure « en avant », dans ce déséquilibre qui porte le marcheur, même s’il ne sait où il va puisqu’il n’y a pas de chemin. Un poète fait du chemin, il ne le suit pas. Même lorsqu’on pourrait croire qu’il tourne en rond, ou en spirale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 62.

Cécile Carret, 4 mars 2010
cinquantaine

Quand on pense à la cinquantaine qui guette les premiers hippies, le cœur se serre.

Paul Morand, « 16 octobre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 635.

David Farreny, 23 sept. 2010
perdre

Il avait à peine eu le temps de quitter la salle que Frieda avait déjà éteint la lumière et rejoint K. sous le comptoir.

« Mon chéri, mon doux chéri ! » chuchotait-elle, mais sans toucher K. d’un seul doigt.

Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras ouverts ; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K. rester muet, tout absorbé par ses pensées, et elle se mit à le tirailler comme un enfant : « Viens, on étouffe là-dessous » ; ils s’enlacèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ; dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout instant, mais vainement, à s’arracher, ils roulèrent quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la porte de Klamm et restèrent finalement étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert. Des heures passèrent là, des heures d’haleines mêlées, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. ne cessa d’éprouver l’impression qu’il se perdait, qu’il s’était enfoncé si loin que nul être avant lui n’avait fait plus de chemin ; à l’étranger, dans un pays où l’air même n’avait plus rien des éléments de l’air natal, où l’on devait étouffer d’exil et où l’on ne pouvait plus rien faire, au milieu d’insanes séductions, que continuer à marcher, que continuer à se perdre.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 534-535.

David Farreny, 22 oct. 2011
reste

Pas d’angoisse du temps dans la cloche de Saint-Joseph : elle sonne ses heures lentement, dignement, mécaniquement, comme elle l’a toujours fait depuis qu’elle est cloche dans cet Anjou qui ne les a pas fait taire, même la nuit. Reste rural d’un temps où tout le monde n’avait pas de montre ? Reste baudelairien, en tout cas, sur le plan sonore, alors que la ville a changé « plus vite que le cœur d’un mortel ».

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 129.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
aurais

Ce qui me chagrine le plus, finalement, c’est d’être rejeté par la civilisation. Il me faudra encore du temps pour en être bien certain, car les chocs émotionnels que l’on reçoit ne peuvent s’analyser immédiatement, mais je pense avoir été moins amoureux de la femme que de la civilisation qu’elle représente. Je me sens rejeté par la civilisation, alors que j’estime avoir le droit et les capacités d’en faire partie. C’est humiliant. J’aurais tant aimé connaître l’éducation, l’art, le confort et les conversations subtiles des aurivergistes. Les gens de ma famille, sans être comparables à des barbares, restaient des brutes, des incultes. Et c’est trop tard. Demain, je rentre chez moi.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 105.

Cécile Carret, 9 mars 2012
extérieur

Nous avons parfois l’impression que l’âge vient d’ailleurs, qu’il nous est extérieur, que les choses ont changé sans nous demander notre avis et que c’est la raison pour laquelle nous ne les reconnaissons pas.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 107.

Cécile Carret, 21 avr. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer