cibles

Ce sont des phrases, effectivement. Il n’y a pas de pensées, je cours après des unités sonores, des phrases que j’ai pensées qu’il serait bien d’avoir pour cibles. Le texte se déroule vers ces chutes comme vers des cibles.

Pierre Michon, entretien avec Marianne Alphant au centre Georges-Pompidou, 28 mars 1996.

David Farreny, 20 mars 2002
lâchent

Mais mes identités me lâchent avant la fin de mes phrases.

Renaud Camus, « samedi 26 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 79.

David Farreny, 30 juil. 2005
délasser

Fade matinée. Je dépêche les paquets de copies qui s’accumulaient. Jean vient couler un œil sur la besogne. Il en conçoit une haute idée parce que je suis en train de juger ses semblables. La corvée expédiée, je passe à la dernière livraison des Actes de la recherche, lis l’article de L. Pinto sur l’enseignement de la philosophie puis, pour me délasser de cette analyse rigoureuse, un peu austère, la Géologie des gîtes minéraux de Raguin.

Pierre Bergounioux, « mercredi 8 juin 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 212.

David Farreny, 14 mars 2006
valeur

Je descends par un petit raccourci boueux, entre deux longs murs, pour porter mes lettres à la poste. Je regarde la terre noire et jonchée de minces débris de plante et les souvenirs sont là. D’abord, je ne sais pourquoi, une promenade que je fis avec Olga sur les quatre heures du matin, en juin, dans la rue Eau-de-Robec ; cette nuit-là nous ne nous sommes pas couchés. Ensuite un chemin d’Arcachon, tapissé d’aiguilles de pin, où nous marchions, le Castor et moi, entourés d’un silence poitrinaire ; ça sentait la mer, le sable chaud et la résine. J’ai essayé de penser : j’ai eu tout cela, moi. Comme mon Roquentin qui essaye de penser qu’il a vu le Gange et le temple d’Angkor. Et ça n’a rien donné. Ce que j’aurais voulu surtout, c’était sentir ce personnage maussade et croûteux — qui portait comme chaque jour des lettres à la poste — revêtu de la passion et, pourquoi pas, de la grâce que je pouvais avoir en cette nuit de Rouen. C’était un moment de ma vie qui avait eu une valeur. […]

Cette nuit-là est embaumée ; j’avais une valeur — elle aussi, j’en suis sûr ; je n’étais pas très heureux, je n’avais aucun espoir mais nous étions ensemble et je l’avais à moi pour toute la nuit, et la nuit nous enserrait de tous côtés, c’était inutile de chercher à savoir ce qui arriverait le matin (par le fait le matin ce fut une catastrophe, haine, brouille et je ne sais quoi). Je crois vraiment que cette nuit fut pour moi un moment privilégié ; je me demande quel souvenir elle en a gardé. Peut-être aucun, peut-être avait-elle des arrière-pensées que je ne soupçonnais pas, peut-être la haine du lendemain lui a masqué pour toujours l’abandon de cette nuit. Et puis ce n’est plus la même Olga, ni pour moi ni pour elle. Et moi je ne suis plus le même. C’est ce que je voulais noter ici — et puis je me suis laissé entraîner à décrire cette nuit. Quand le souvenir est venu, je lui ai adressé comme un appel, j’aurais voulu qu’il me colorât discrètement, qu’il me sortît de ma sale peau crasseuse de militaire. Et, en un sens, il a bien répondu, il s’est donné à moi tout autant qu’il pouvait, il s’est ouvert devant moi comme une mère gigogne et a laissé échapper tout un tas d’autres petits souvenirs. Mais il n’a pas fait ce que je lui demandais : il n’a pas mordu sur moi. Ce que je voulais être en somme, c’était l’homme qui a vécu cette nuit. Je ne voulais pas seulement qu’elle fût devant moi, comme un fragment du temps perdu, mais que ma passion d’alors fût en moi comme une vertu. Je voulais justement que ce temps perdu mais vécu avec tant de force ne fût pas, justement, du temps perdu. […] Je me sentais si grêle, si malingre sur ce sentier boueux, tellement « militaire qui va mettre ses lettres à la poste » et seulement cela, que j’aurais voulu m’engraisser de toutes mes amours et mes peines passées. Mais en vain : je me suis senti totalement libre en face de mes souvenirs. C’est la rançon de la liberté, on est toujours dehors. On est séparé des souvenirs comme des mobiles par rien, il n’est pas de période de la vie à laquelle on puisse s’attacher, comme la crème brûlée « attache » au fond de la casserole ; rien ne marque, on est une perpétuelle évasion ; en face de ce qu’on a été on est toujours la même chose : rien. Je me sentais profondément rien en face de cette nuit passée, elle était pour moi comme la nuit d’un autre. J’avais pressenti cette faiblesse désarmée du passé, dans La nausée, mais j’avais mal conclu, j’avais dit que le passé s’anéantit. Cela n’est pas vrai, il existe toujours au contraire, il existe en soi. Seulement il n’agit pas plus sur nous que s’il n’existait pas. Ça n’a aucune importance d’avoir ce passé-ci ou ce passé-là. Il faut, pour qu’il existe, que nous nous jetions à travers lui vers un certain avenir ; il faut que nous le reprenions à notre compte pour telle ou telle fin future. C’est un acte de liberté qui décide à chaque fois de son efficacité et même de son sens. Mais il ne sert à rien d’avoir couru le monde, éprouvé les passions les plus fortes, nous serons toujours, quand il le faudra, ce soldat vide et pauvre qui s’en va porter ses lettres à la boîte ; toute solidarité avec notre passé est décrétée dans le présent par notre complaisance.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 13 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 587-589.

David Farreny, 27 déc. 2006
enrobé

Parce que les hommes en général ne m’intéressent pas. En dehors, bien entendu, de nombreuses exceptions, mais enfin, tout ce que j’affirme doit être compris comme enrobé d’exceptions.

Richard Millet, propos recueillis par Romaric Sangars, « Chronic’art », numéro 32, février 2007.

David Farreny, 16 mai 2007
pluie

La porte de verre battante d’une galerie commerciale à carrelage terne et quand on entre c’est la sensation de chaleur à l’air pulsé et une musique qui pourtant ne couvre pas le bruit de fond des pas, des voix et des appels ; un bâtiment en travaux empiétant sur le trottoir et on longe une palissade de bois avec par terre des planches pour éviter la boue ; ou simplement l’attente devant un passage piétons, le feu des voitures étant au vert et elles rapides et méchantes sur le bitume lisse et gris, sombre de pluie, on attend.

François Bon, « Un bruit dessous de machine », Tumulte, Fayard, p. 16.

David Farreny, 1er mai 2008
balnéaire

Mardi – Un ciel blanc de chaleur, déjà, des jointures que l’on serre. Dans le virage qui mène à Stalingrad un store enrouleur me fait de l’œil (c’est possible). Je prends ce vélo suspendu au balcon du cinquième et hop, à la mer. J’emporte la gare et les rails au cas où et cette cheminée de nickel. La superposition des façades opposées dans un reflet de vitre est encore balnéaire.

Vendredi – Une vitre réfléchie assène son velouté au mur du dessous, qui traîne sa lèpre le long du quai. Je suis belle et je t’emmerde, dit-elle. J’ai des locataires d’Atlantique, toi tu attires les rats. Rien à dire.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 14.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013
chambre

La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.

o

« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.

David Farreny, 2 avr. 2013
Mélanésie

                            LE DÉMON

       Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.

       Voici le train, les rails, les pierres du remblai.

       Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.

       C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :

       Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.

       Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.

       Il la rend folle, attends…

                            ARDEN

                                   Seins, ô Mélanésie !

                            LE DÉMON

       Ils assiègent l’amour.

                            ARDEN

                                   Je suis mort.

                            VOIX DE CRESSIDA

                                                 Baise-moi.

                            LA VIEILLE

       O ! comme on entend bien !

                            LE DÉMON

                                   C’est la fleur carnivore.

       Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.

       Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
assaut

L’engagement n’est rien, l’assaut, quotidien, solitaire contre les normes changeantes de toute société est tout.

Philippe Louche, « 18 mai 2020 », Rien (ou presque). 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
aucun

« Élite » est le seul terme de la langue française contemporaine qui n’a besoin d’aucun autre mot pour être un oxymoron.

Jérôme Vallet, « 26 mai 2020 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
été

Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J’ai voulu mettre ma confiance en l’amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l’aube, qui sort d’un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu’un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l’été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n’ai plus qu’une chose : le récit de l’été, de l’avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c’est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu’il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu’à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l’oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser.

Jérôme Vallet, « Terrain vague », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 19 mars 2024

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