égards

Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.

Élisabeth Mazeron, 4 juil. 2005
fatigue

Car, enchâssée dans une gangue de brume, rien n’échappe à ma tête, ma pauvre tête ! qui attend, comme on dit, que ça se passe. Puis vient le moment où, du bord de l’écœurement, je passe tout à fait au centre. L’intensité de la fatigue est telle qu’elle provoque une violente nausée. Autant dire la fin des haricots. Si la cause m’incite à la démission, l’effet, lui, me dévaste. C’est comme si, brusquement, au cœur d’un événement infinitésimal et intime, l’absurdité du monde faisait irruption violente. Je me retrouve accablé, d’un même mouvement, des mille maux des hommes et des cent maux de mon lot : c’est mille cent de trop. Car si, en temps normal, je peux tenter de vivre en prenant les uns pour taper sur les autres, malade je ne puis plus compter, bouclant la boucle, que sur le sens du malheur hérité de mon père. Je fais donc, d’une certaine manière, l’apprentissage de la patience : sachant que tout finit toujours par arriver, je guette, dans une semi-léthargie sans laquelle je deviendrais fou, le premier fléchissement de la nausée, la fatigue de la fatigue.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
encoche

Certaines idées ou personnes pour lesquelles on se serait fait tuer semblent, avec le recul, aussi dérisoires qu’une encoche d’ombre un jour de grand soleil. Le cœur pèse alors si lourd dans la poitrine qu’on se retient de se juger.

Michel Monnereau, Carnets de déroute, p. 157.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
inaugure

Le repas s’est poursuivi dans une ambiance moyenne, qu’alourdissait vaguement le silence des Jordan. De mon côté, je filais un mauvais coton avec Agnès. La vérité est que je me révélais sensible à son regard mouillé, à sa tristesse et à la manière dont, apparemment, y compris dans les moments difficiles, elle persistait à mettre en valeur ses seins comme s’il s’était agi d’une ligne de front en deçà de quoi elle s’interdisait de reculer quelles que soient les circonstances. Ou bien, ai-je songé, les chemisiers qu’elle porte, dont le boutonnage s’inaugure très bas, sont chez elle une vieille habitude vestimentaire et elle n’y pense même pas, mais cette absence à soi m’excitait tout autant. Il faut que j’en tienne compte, me suis-je dit, et j’ai cru que, pour la première fois depuis mon départ, je me sentais vivre.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 148.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
bonheur

Notre grade ne nous autorise pas à satisfaire à des demandes du genre de celles dont il s’agit dans ces cas-là, mais la présence de cette partie nocturne fait croître en quelque sorte nos pouvoirs officiels, nous promettons des choses qui ne sont pas de notre ressort, pis même, nous promettons de tenir nos promesses. La partie nous arrache, la nuit, comme le brigand au coin du bois, des sacrifices dont nous ne serions jamais capables à l’ordinaire : soit, il en va ainsi tant que le plaignant est là, tant que sa présence nous fortifie, nous contraint, nous excite ; que se passera-t-il quand il sera parti, repu, et inconscient, nous laissant seuls et sans défense en face de notre abus de pouvoir ? Je n’ose y penser. Et cependant nous sommes heureux. Ah ! que le bonheur peut ressembler au suicide !

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 763.

David Farreny, 24 oct. 2011
répandent

Pour pouvoir parler aux jeunes filles, j’ai besoin d’avoir des personnes plus âgées autour de moi. Le léger trouble qu’elles répandent donne de la vie à ma conversation, il me semble aussitôt que les exigences qu’on me pose sont diminuées ; si les paroles que je laisse échapper sans examen ne conviennent pas à la jeune fille, elles peuvent toujours être placées à l’intention de la personne plus âgée, auprès de laquelle je puis encore, quand cela devient nécessaire, aller chercher de l’aide en grande quantité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 13 oct. 2012
nui

J’ai maudit, machinalement, le sort inique qui m’avait livré des choses sans explication ou des explications sans les choses assorties, imposé des fréquentations superflues, ennuyeuses, et privé jusqu’à la fin et au-delà, de celles qu’il aurait fallu. Elles détenaient la réponse. Mieux, elles auraient ratifié, légitimé des questions que je me posais et qui, de rester sans écho, m’avaient fait craindre d’avoir la cervelle dérangée, de ressembler, à ma manière bénigne et contenue, puérile, au fou furieux du fisc. Et puis j’ai songé que j’avais lieu de me tenir heureux que l’explication me soit livrée enfin. C’est que le temps ne passe pas vraiment. Il persiste, en nous, à proportion de ce qu’on n’a pu lui être présent dans toute la mesure où cela se pouvait, où on le voulait, quand c’était le moment. Des choses nous ont nui pour garder leur secret. Elles ne nous ont pas dit quelles elles étaient. Et alors on n’a pu être soi-même. Une part de ce qui nous affecte et en quoi, par suite, on consiste, est restée dans leurs mains et nous a donc manqué, diminués.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 43-44.

David Farreny, 8 juin 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer