placide

Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l’eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l’occasion d’une escale nocturne, suscite un sentiment d’insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 65.

David Farreny, 29 nov. 2003
distraction

Si l’on essaie un jour de décrire l’économie générale des tabous de notre temps, il ne faudra pas manquer de mettre en contradiction la pudique indignation de notre société devant les spectacles relevant de l’érotisme par exemple, et son indulgence pour la représentation de tout ce qui dégrade les hommes. C’est sans doute qu’elle y a son intérêt et qu’il lui est nécessaire pour se maintenir de donner à ses aliénations réelles le masque rassurant d’ « une saine distraction ».

Roland Barthes, « Le Grand Robert », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 523.

David Farreny, 17 nov. 2004
étude

Ainsi, lorsque la main, errant légèrement sur le Grand-Trésor caché dans la nuit et sous des voiles, rencontre le bien fragile et sans prix d’un sein nu. Délicieuse étude : la douceur, la chaleur, le poids, la vie généreuse, innocente et désarmée. Toute l’attention dont l’esprit est capable se concentre dans cette bienheureuse main. Oh ! qu’elle soit très attentive et que, sans bouger de toute la nuit, maintenant que nous allons dormir, elle se pénètre, pour ne plus l’oublier de la vérité qu’elle tient !

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 691.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
ainsi

Nous sommes arrivés presqu’au crépuscule dans un bâtiment de pierres, triste et ennuyeux ; cette région est aussi sauvage que celles que nous traversions depuis quelques heures. Ni l’œil ni l’imagination ne trouvent dans ces masses informes un point où le premier pourrait se reposer avec plaisir, et où la seconde trouverait une occupation ou un jeu. Seul le minéralogiste trouvera matière à oser des hypothèses incomplètes sur les révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans le genre de sublimité qu’on leur attribue, la raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force à s’étonner ou à admirer. La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 78.

David Farreny, 12 janv. 2011
cyprès

Cyprès vus au tournant d’une route, en Toscane. Et teneram ab radice ferens… Les accents, tous sur E ou A : E A E A E, avec des rappels à la basse : e a e… Mais il faut avoir beaucoup regardé les cyprès ; la montée droite, d’un seul jet, le dos Silvane nu et pur, la nuque ferme et soudain la ligne nette au-dessus de laquelle à la peau brune se substituent les cheveux, feuillage noir, touffes et boucles de flammes noires, « Grazie » la bouche de travers, cupressum.

Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 995.

David Farreny, 12 avr. 2011
marmelade

Lorsque nous entrons à notre tour dans la chambrette, moi et mes lecteurs, moi d’abord, pardon, il le faut bien, je dois vous introduire, elle a déjà déballé tous ses pots et déroule d’une traite son boniment.

Sa marmelade est à la marmelade ce que l’or fin est au fer blanc.

[…]

Sa Sainteté le pape en fait dit-on remplir chaque matin un bassin de marbre cruciforme pour se baigner dedans et le Prince d’Orient a ordonné à son chirurgien personnel de lui ouvrir une deuxième bouche à côté de la première afin de pouvoir en engloutir davantage.

On a vu des prunes, des coings, et même des abricots rouler depuis leur branche dans son chaudron fumant pour en être. On a vu des abeilles fermer boutique après avoir goûté sa marmelade puis s’exiler dans des pays sans fleurs et butiner des cailloux par dépit et mortification.

Sa marmelade en applications quotidiennes guérit les lépreux si bien que c’est à qui leur léchera les aines et le ventre. Sa marmelade change la triste insomnie en aubaine et festin nocturne.

Ta femme est partie, sa marmelade la fera bien vite rappliquer, mais peut-être alors ne souhaiteras-tu plus autant la revoir chez toi. Sa marmelade est une purée de soleil candi, un regret pour les anges, un régal sur huit mètres pour l’intestin. Ah ! Dieu savait où il voulait en venir en créant le monde.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 32.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
droit

Comme ils arrivaient sur moi, nus avec des gouttelettes sur la peau qui accrochaient le soleil, j’ai eu envie de la fille, et de me baigner aussi, j’avais chaud et j’étais surpris par le désir, mais je n’étais pas certain que ça m’aurait conduit où que ce soit, et je me suis contenté de les regarder venir, en détaillant discrètement la fille et en essayant de faire abstraction du type, notamment en espérant lui faire comprendre que sa nudité à lui ne m’intéressait pas du tout et même que je la trouvais répréhensible, que j’associais à sa désinvolture, mais que la fille c’était différent, elle avait droit à mon pardon.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 23.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
façon

Elle vit un échalas crasseux à la longue tignasse grise, vêtu d’un simple sac postal ficelé à la ceinture et chaussé de sandales sonores. Elle était seule dans la rue avec lui. Quand elle jetait un œil dans son dos, l’homme détournait le regard, ralentissait et inclinait la tête d’une façon coupable. Ensuite elle reprenait sa marche, et lui de même, faisant claquer ses mauvaises sandales comme s’il venait de les voler à quelqu’un le surpassant de trois pointures. […] Le cochon de lait roula au sol dans son torchon et elle se jeta dessus à plat ventre. L’homme la prit par les cheveux et la redressa.

— Donne-moi ton c’chon. Ton c’chon !

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 38.

Cécile Carret, 9 mars 2012
rapports

Qu’il faille s’aimer beaucoup, s’adorer, pour se supporter un peu, voilà qui condamne tous nos rapports.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 52.

David Farreny, 24 mars 2012
dissolvant

Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
exemple

Prenons par exemple, assise dans une cellule vide et cubique d’apparence carcérale, une jeune femme nommée Céleste Oppenheim.

Jean Echenoz, « Nitrox », Caprice de la reine, Minuit, p. 87.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
avance

« Toute grande passion débouche sur l’infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C’est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c’est une passion délivrée de l’hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c’est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d’une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu’à l’infini. Les mains se meuvent à peine, il n’y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d’acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d’une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu’il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s’efface autant qu’il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l’harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop.

Jérôme Vallet, « À l'aube », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 19 mars 2024

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