malaise

En ce terrible septième jour, personne ne vint me voir. Le malaise posta ses gardes à l’entrée de l’hôpital, dépêcha ses émissaires aux portes de la ville, prévint les uns et les autres que toute tentative d’approche était vaine et qu’il entendait régner sans partage. Il régna donc, dictant ses conditions auxquelles je me soumis sans regimber. Je gisais au fond du lit, souhaitant qu’il s’incarnât, qu’il prît les traits de quelque vieillard cacochyme et grincheux, cassant, qui envahirait ma chambre de ses tics impatients, m’obligeant à caler ma respiration sur la sienne. Cependant c’était un jour sans incarnations, et je dus me contenter d’une grande désorganisation qui me jeta tantôt dans une veille asthénique, tantôt dans un sommeil sans repos, travail épuisant.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
escargot

Voilà qui est excellent ! Allons voir Sicelli ! Allons voir Bismarck ou l’Archimandrite de Noskokentovo pendant que j’y suis ! Car, comme l’écrivait le jeune Fédor à son frère Michel : « Dans l’ensemble, la situation n’est pas favorable. » Pourquoi donc hésiter, mon goloubtchik ? Allons voir Dieu s’il le faut avec sa gueule d’escargot ! Très certainement Il résoudra ce menu problème comme tant d’autres, et nous n’en parlerons plus.

Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 344.

David Farreny, 4 mars 2008
vingt-deux

Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d’elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu’à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu’elles, que le vaste et complexe système de l’Univers n’a d’autre raison d’être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l’affaire et remet sa démission.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, pp. 128-129.

David Farreny, 12 mars 2008
compromis

Paul a sept ans. Il faudrait que le temps s’arrête, qu’il reste dans la fraîcheur de cet âge. Parce qu’il est né, lui, d’accord avec lui-même quand nous sommes respectivement, son frère et moi, nos plus acharnés ennemis. Il lui suffit d’être, alors que nous avons à devenir, à nous changer de fond en comble, à chercher, par effort, travail sur soi, défiance, et violence, un compromis passable auquel, sans doute, nous ne parviendrons jamais. Nous sommes trop mal faits, venons de trop loin. Trop d’humeur noire, d’emportements, de véhémence, de susceptibilité. Paul, lui, est entré comme de plain-pied dans une paix qui nous fuit. La division, avec le trouble et le tourment qui s’ensuivent, la haine de soi, l’éternel mécontentement, lui ont été épargnés et c’est un bonheur.

Pierre Bergounioux, « lundi 20 avril 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 588.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
infanticide

Dîner accablant, près de papa dont l’éloignement me désespère. Comme s’il n’avait vécu que de nous détruire, Gaby et moi, chaque jour, qu’il eût tiré toute son énergie, son être même et sa joie, de l’anéantissement quotidien de nos frêles personnes. C’est sans doute l’autre face de l’Œdipe, l’infanticide qui en constitue l’épisode premier. Et puis un jour, nous avons atteint l’âge, pris la consistance, acquis la connaissance qui nous mettaient hors de ses atteintes et c’est lui qui a basculé dans le néant. Comme s’il n’avait pu coexister avec nous, que la disparition de son père, lorsqu’il était enfant, lui eût interdit de souffrir, près de lui, en tant que père, des enfants. C’est ainsi que je m’explique, désormais, l’ombre terrible qu’il a jetée sur nos commencements, la lutte à mort où il nous a provoqués quand nous ne songions qu’à vivre en paix, affectueusement, avec lui.

Pierre Bergounioux, « dimanche 9 novembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 548-549.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
voix

Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.

À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.

Cécile Carret, 21 mars 2010
appétit

Malgré sa juste appellation, l’hôpital Saint-Camille de Bry-sur-Marne dans le Val-de-Marne planté sur la colline de Bry-sur-Marne domine le département telle une forteresse. Son élévation rouge, de la brique exclusive dont il est bâti, sonne un terrible coup de klaxon dans le paysage, avant l’accident, tout le monde l’a vu, et tout le monde le sait dans le Val-de-Marne. Jour et nuit, immémorial, pour tous ceux qui en dépendent directement et à n’importe quelle heure dans le département, il trône, masse close, malgré les centaines de fenêtres qui percent sa pharaonique façade. Et sa porte. Une porte centrale comme il convient à l’expression de la solennité dont ce bâtiment, à l’égal de celui du conseil général du Val-de-Marne, supporte aussi la charge, à grand double battant vitré par où tous ceux qui sont liés à l’hôpital temporairement ou définitivement rentrent ou sortent. Malades dont on glisse le corps par l’arrière des ambulances sur des tiroirs tenus aux deux extrémités par des aides-soignants ; on se penche et on s’aperçoit vite que le couvercle ne tardera guère ; mais aussi infirmières, visiteurs des malades, médecins et administrateurs, cuisiniers. Et les psychiatres.

Sans doute serait-ce du faîte des toitures de la mairie du Perreux-sur-Marne, à quelques kilomètres de l’hôpital Saint-Camille, que l’on découvrirait la meilleure perspective, sur la masse énorme de cet édifice, son prestige et son emprise, sa solitude et son appétit dont on voit alors le pouvoir qu’il exerce sur la région. Le chantier permanent qui anime sa façade arrière — on aménage et réaménage, on construit de nouvelles ailes, on rehausse les étages — ne contribue pas peu dans le département à la renommée qui s’étend bien au-delà des limites administratives, d’un monument où, tandis que l’on opère jour et nuit dans chaque salle du bloc opératoire et que l’on soigne dans chaque chambre, et toilette sur toutes les tables de la morgue, on cimente aussi, on pose des châssis de fenêtre, on soude, on construit, on s’agrandit toujours.

Bernard Lamarche-Vadel, Sa vie, son œuvre, Gallimard, pp. 51-52.

David Farreny, 24 sept. 2011
poésie

Si la poésie n’était pas aussi exigeante vis-à-vis de son lecteur, le genre serait sans doute aussi « à la mode » que le roman ou la chanson. La poésie, même simple d’accès, citons Prévert, Sacré, Follain, Maulpoix, Rouzeau… demande un effort, un certain engagement de soi. Elle n’est pas divertissement, elle ramène par des pentes diverses au cratère d’être là. La poésie dit : qui veut aller là ? Et commencent les évitements polis et les bonnes excuses pour ne pas. Si la poésie n’est pas une machine de guerre, elle est un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 177.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
honte

Fleur de neige

fleur de bruit

fleur de braise

fleur de truite,

où sommes-nous depuis que la clarté tomba

(avec, dans notre sang, la fatigue des loups)

— à la recherche de quels commerces ?

— aux racines de quelles sources ?

le désir allumé au phosphore des nerfs…

L’aube n’est pas encore, il s’en faut

— La lampe brûle,

à quoi bon s’appuyer aux choses qui s’écroulent,

il est beaucoup de vies qui ont brûlé pour rien,

beaucoup de vies qui ont honte.

— Dormirais-je, dormirez-vous ?

… étoiles de la fin du monde !

… Que ne puis-je me mettre au chaud sous mon sommeil,

que ne peut-on ôter son visage de jour

— et dormir sans figure !

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 58.

David Farreny, 21 juin 2013
fais

— Tu travailles ?

— Tu le vois bien.

— Je vois que tu ne fais rien.

— Tu ne peux pas comprendre.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013
compas

Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.

Cécile Carret, 9 mars 2014

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