scruté

Lorsque j’étais enfant j’aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j’avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s’agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d’eux, s’interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s’accommodent les puristes, c’est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l’examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s’en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.

D’ailleurs ma chienne mourut. J’étais partagé entre le scrupule de n’avoir pas suffisamment creusé le sens et scruté la réalité de règne, de volonté, de contrition, de pain, et l’amertume à l’égard du Seigneur. Tantôt je m’accusais de n’être pas allé au bout de mes examens, et de m’être assoupi sur eux plus d’une fois ; tantôt je L’accusais Lui de n’avoir pas tenu Ses engagements. Sur Sa parole ne tarderaient pas à venir des doutes, et bientôt sur Sa personne même, puis sur la parole en général.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 55.

David Farreny, 5 mai 2009
pense

Et les “lecteurs” – ahmondieu. Les “lecteurs” sont ceux qui disent toute leur vie “parapluie” pour une chose à la vue de laquelle un écrivain pense “une canne en jupon” !

Arno Schmidt, « Parasélène & Yeux roses », Histoires, Tristram, p. 158.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
malentendus

Plus je vais, plus le monde entre dans ma vie jusqu’à la faire éclater. Pour la raconter, il me faudrait douze portées ; et une pédale pour tenir les sentiments — mélancolie, joie, dégoût — qui en ont coloré des périodes entières, à travers les intermittences du cœur. Dans chaque moment se reflètent mon passé, mon corps, mes relations à autrui, mes entreprises, la société, toute la terre ; liées entre elles, et indépendantes, ces réalités parfois se renforcent et s’harmonisent, parfois interfèrent, se contrarient ou se neutralisent. Si la totalité ne demeure pas toujours présente, je ne dis rien d’exact. Même si je surmonte cette difficulté, j’achoppe à d’autres : une vie, c’est un drôle d’objet, d’instant en instant translucide et tout entier opaque, que je fabrique moi-même et qui m’est imposé, dont le monde me fournit la substance et qu’il me vole, pulvérisé par les événements, dispersé, brisé, hachuré et qui pourtant garde son unité ; ça pèse lourd et c’est inconsistant ; cette contradiction favorise les malentendus.

Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, pp. 374-375.

Élisabeth Mazeron, 27 déc. 2009
inepte

Esti l’épiait par une fente entre ses cils. Les yeux de la fille n’étaient même pas complètement fermés. Elle aussi l’épiait de la même façon, par une fente entre ses cils. Esti ouvrit les yeux. La fille aussi ouvrit les yeux.

Elle lui adressa un gloussement. Elle gloussa si bizarrement qu’Esti en eut presque froid dans le dos. Elle croisa ses échasses. Son jupon de dentelle se souleva, on voyait ses genoux et ses cuisses, un fragment dénudé de ses pattes de moineau. Elle gloussa de nouveau. Elle gloussait avec une coquetterie inepte, sans équivoque.

Ah, que c’était répugnant. Cette fille était amoureuse de lui. Amoureuse de lui, cette larve, ce poulet, ce vermisseau. Ces jambes étaient amoureuses de lui, ces yeux et aussi cette bouche, cette horrible bouche. Elle voulait danser avec lui à cet obscène bal pour enfants, avec sa huppe, avec son nœud couleur fraise, ce petit masque, ce petit spectre de bal. Ah, que c’était répugnant.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 60.

Cécile Carret, 26 août 2012
dictée

Pour ce qui est du genre, mon désir, s’affinant et se précisant au fur et à mesure que les choses avançaient, aura finalement été celui de parvenir à un livre composite, embrayant différentes vitesses d’écriture, tenant par certains côtés de l’essai et par d’autres du journal de bord, du récit et de l’embardée, voire, épisodiquement, du poème en prose, tout ce qu’on voudra mais en tout cas tendu par une injonction plus brutale – non pas le réalisme bien sûr, plus personne n’y croit, mais le désir que la forme verbale, quel que soit par ailleurs son travail, réponde le plus exactement possible à une dictée extérieure venant des choses rencontrées, le modèle, non verbal, étant ici celui de la photographie et de sa teneur indicielle, le petit écran baladeur des appareils numériques étant compris dans le lot. Tatouage mobile ou mue qui est quand même pour l’écriture un défi, car sous les mots le piège qui se tend toujours, via la linéarité induite par l’articulation du sens, est celui d’une involontaire refondation rhétorique.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 14.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
instant

Je vis à fond l’instant passé.

Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 2 juil. 2013
envie

Il me montra avec fierté ses magnifiques toilettes tout en azulejos, robinetterie d’or, cuvette de marbre et lunette en acajou. Mais mes goûts sont frugaux sans doute et l’envie de chier ne me vint pas.

Éric Chevillard, « dimanche 4 octobre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 oct. 2015
trésors

Tous les trésors que nous accumulons dans nos placards, dans nos armoires, dans nos tiroirs, forment ce déchet dont Emmaüs ne voudra pas.

Éric Chevillard, « mardi 11 juin 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 6 mars 2024
ajourne

Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain.

Fernando Pessoa, « 147. De l'art de bien rêver », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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