Soirs ! Soirs ! Que de soirs pour un seul matin !
Îlots épars, corps de fonte, croûtes !
On s’étend mille dans son lit, fatal déréglage !
Henri Michaux, « Plume précédé de Lointain intérieur », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 599.
Pour la plupart, nous apprécions l’amour de nos semblables, au titre de reconnaissance nécessaire ou de divine surprise. Nous avons été élevés pour ça, d’une façon ou d’une autre, selon la voie du manque ou celle du trop-plein, peu importe, au bout du compte nous aimons être aimés, et nous aimons aimer, à tort et à travers et à nos dépens, mais enfin avec entêtement, avec récidive et avec préméditation. L’amour nous plaît, son bruit de chaînes et ses fruits de saison. Et tant mieux. Rien n’est plus désolant que de détester l’amour.
Marie Desplechin, Sans moi, L’Olivier, p. 10.
Nous sommes juste au-dessus des Fenestrelles. Mieux vaut bien sûr ne pas trop se pencher. Pericoloso sporgersi. Curieux que personne n’ait dit cela en mourant.
Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 232.
Oui, il est toujours là. Tant pis ; accommodons-nous de sa présence et tâchons de le rendre de plus en plus subtil (il a déjà maigri de moitié depuis que je le taquine). Éducation de l’orgueil, quel programme ! Cela consisterait à lui donner carrière, à le satisfaire, à le pousser toujours plus avant jusqu’au point où il devient l’humilité et l’intelligence totale. Quand j’aurai le temps, j’essaierai.
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 119.
Les chagrins nous restent parce qu’on se souvient. Ceux que nous avons été, jour après jour, confient leur grief à celui qui les continue. Ils croient que le discernement, la volonté ou, simplement, les moyens dont ils sont dépourvus, lui les possédera et qu’il reviendra sur ses pas pour consoler ses hypostases lointaines. Le psychologue Zeigarnik suggère que c’est de ce qui n’a pas trouvé sa résolution que nous nous souvenons. Le reste s’est consumé dans un présent pur.
Pierre Bergounioux, « Visitation », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 40.
Le monde se contractant autour d’un noyau brut d’entités sécables. Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Les noms des oiseaux. Les choses à manger. Finalement les noms des choses que l’on croyait être vraies. Plus fragiles qu’il ne l’aurait pensé. Combien avaient déjà disparu ? L’idiome sacré coupé de ses référents et par conséquent de sa réalité. Se repliant comme une chose qui tente de préserver la chaleur. Pour disparaître à jamais le moment venu.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 134-135.
Comme c’est drôle la vie, tout de même ! Des années – quelquefois – se suivent, se succèdent bêtement sans apporter quoi que ce soit de nouveau à votre destinée, si ce n’est que de rogner chaque jour, un peu, les ailes de ce stupide et charmant volatile qu’on appelle l’Espérance et puis, d’un coup, voilà qu’en un instant tout est changé ! Le marécage de votre plate existence se transforme brusquement en tumultueux océan. Des lueurs fulgurent le gris terne de votre firmament et des ailes, croirait-on, vous poussent aux omoplates.
Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.
Pendant des semaines, je n’ai mangé que des liserons d’eau, qui est aussi la nourriture des cochons. J’ai aussi été celui qui mange des épluchures.
Je me souviens avoir vu, sur d’autres images d’archives, des cochons se promener dans la Bibliothèque nationale de Phnom Penh, vidée par les Khmers rouges. Ils bousculaient des chaises et piétinaient des épluchures. Les cochons remplaçaient les livres. Et nous remplacions les cochons.
Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 84.
C’est un peu comme si, la mort nous attendant dans l’escalier, il fallait vite trouver ce qui va constituer un souvenir de la vie dans l’éternité de la planche.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 20.
Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.
On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.
La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.
Au total, on est huit.
À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.
L’orgueilleux donne l’impression d’être toujours monté à cheval sur lui-même.
José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.
Malgré tout, les cages fournissent, à peu près, un rayon de soleil par barreau.
Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.