bord

Ce n’est point qu’elle fût laide, madame Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu’elle s’arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain des gestes un peu trop rapides, ou un peu trop furtifs.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, p. 136.

Bilitis Farreny, 12 oct. 2003
placide

Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l’eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l’occasion d’une escale nocturne, suscite un sentiment d’insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 65.

David Farreny, 29 nov. 2003
dit

Aurait-il fallu lui parler, à ce garçon mécanique ? Lui dire ce que j’aurais souhaité, qu’il me caresse ici ou là, qu’il m’embrasse et me laisse l’embrasser, qu’il m’offre un moment sans but, dans la pure effusion de la peau, au lieu de me seriner sans parole mais par tous les moyens qu’il fallait que je l’encule dans les plus brefs délais, et qu’il n’y avait pas lieu à tergiversations ? Mais non, parler n’aurait servi à rien. Le comportement sexuel, c’est vraiment la vérité de l’être. Le corps dit dans l’amour ce que l’esprit ne peut entendre, et ce qu’il n’entreverra jamais — pas avant une très profonde révolution culturelle et psychologique qui prendrait des années, si tant est qu’elle ait une chance de survenir.

Renaud Camus, « lundi 16 décembre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 288.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
mot

Je couvre deux pages sans autre difficulté que celle, modale, du matériau que fouille la plume — le réseau arachnéen, très subtil, chargé de résonances infinies, de secrètes sympathies, où se trouvent pris, qu’on le veuille ou non, l’énigme de l’existence, le mot de notre sens.

Pierre Bergounioux, « jeudi 22 août 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 86.

David Farreny, 20 nov. 2007
contournent

Sophie demanda, effrayée : « Tu n’aimes pas ton enfance, Gerhard ? » Le malade la regarda gravement : « L’aimer ? Oh si. Je l’aime comme on aime un mensonge qui rend heureux, ou un rêve dans lequel on était, ou une bonté qui fait de vous un esclave. J’aime ces pièces qu’elle a habitées, et ta voix qui était sa nostalgie. J’aime tous les chemins où tu m’as conduit, ces chemins discrets, silencieux qui contournent la vie pour mener à ton Dieu. »

Sophie eut un mouvement qui fit tomber la cuillère d’un coup sec sur la soucoupe.

Puis elle dit froidement : « Je t’ai élevé dans la piété. »

Gerhard sourit légèrement : « Qu’est-ce que la piété ? Le plaisir qu’on prend à des églises sombres et à des arbres de Noël illuminés, la gratitude que l’on éprouve pour un quotidien tranquille que ne vient troubler aucune tempête, l’amour qui a perdu son chemin et qui cherche, qui tâtonne dans l’infini sans rivages. Et une nostalgie qui joint les mains au lieu de déployer ses ailes. »

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 129.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
croûte

Et, le matin comme le soir, et dans les rêves de la nuit, cette rue était le théâtre d’une circulation fiévreuse qui, vue d’en haut, se présentait comme un mélange inextricable de silhouettes déformées et de toits de voitures de toutes sortes, mélange compliqué sans cesse d’une infinité de nouveaux afflux, et d’où s’élevait un autre amalgame, encore plus forcené que lui, de vacarme, de poussière et de bruits répercutés, le tout happé, saisi, violé, par une lumière puissante qui, dispersée, emportée, ramenée à une vitesse vertigineuse par le tourbillon des objets, formait au-dessus de la rue, pour le spectateur ébloui, comme une épaisse croûte de verre qu’un poing brutal eût fracassée à chaque instant.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 33.

David Farreny, 17 mars 2011
esthétiques

J’ai continué de déjeuner avec Hélène Malebranche et les Jordan. Jordan était un homme d’allure sportive, à la mâchoire marquée, que j’ai immédiatement soupçonné de faire des randonnées dans les Alpilles. En même temps, il avait le regard très bleu, qui pouvait dire pas mal d’autres choses. Sa femme était petite, avec de beaux seins, la taille prise, elle portait une jupe en synthétique très fin qui brillait un peu. Ses yeux aussi brillaient un peu, comme si elle s’était mis des gouttes. Elle avait un nez magnifique, que j’ai regardé tout en déjeunant, je ne sais pas si elle s’en est aperçue. […]

C’est elle, Agnès Jordan, donc, qui m’a demandé combien de temps j’allais rester. Hélène, elle, se taisait, et je me suis dit que, si Malebranche ne posait pas de questions, sa femme, de son côté, était réservée ou peu liante. J’ai pensé que c’était embêtant quand on s’occupe de chambres d’hôte et j’ai répondu à Agnès Jordan que je ne savais pas exactement, tout en adressant à Hélène Malebranche un sourire embarrassé, auquel elle a répondu par un sourire pas embarrassé du tout, comme si cette question ne la concernait pas. Agnès Jordan, elle, ne savait visiblement pas quoi faire de ma réponse, et Philippe Jordan ne venait pas à son secours, non plus que moi, du reste, qui aurais pu lui demander depuis combien de temps, eux, ils étaient là, mais, pour des raisons esthétiques, disons, ça me semblait presque impossible de lui retourner une question qui reprenait la plupart des mots que contenait la sienne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 97-98.

David Farreny, 22 sept. 2011
voyez

Mais que révèle la photographie d’un visage ? Nous y voyons une certaine organisation des traits, partant d’un patron commun, des variations personnelles – audacieuses parfois – autour d’un principe élémentaire duquel il s’agit cependant de ne point trop dévier ou bien le cliché figurera dans un de ces recueils pour amateurs que l’on consulte dans les bibliothèques des cabinets de curiosités. Mais notre secret reste bien gardé.

Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
s’éternise

Il faut aimer les livres, ainsi que je le fais, naïvement, pour imaginer que l’âme s’éternise parmi nous grâce aux mots ; elle n’a jamais été que là, en eux, et quand ils se taisent, la voilà qui meurt à jamais.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 41.

David Farreny, 20 juil. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer