domestique

Les domestiques m’ont toujours été terriblement pénibles. Quand j’en vois un le désespoir m’envahit. Il me semble que c’est moi le domestique. Plus il est plat, plus il m’aplatit.

Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 319.

David Farreny, 20 mars 2002
vieillesse

Voici que le soir tombe. J’ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?

On prépare un bain pour moi. Le bruit de l’eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.

J’ai pris mon bain, et j’achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d’argent. Je suis content du maître d’hôtel.

Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la vieillesse du monde grandit sur moi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 87.

David Farreny, 24 avr. 2007
révèlent

Réveillé à six heures du matin aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi hier ; entrant donc dans la journée à l’improviste, suis resté frappé de ce que les premiers beaux jours révèlent des destinées tout autres, très lisibles, qui auraient pu être les nôtres si tout avait mieux tourné, absolument comme les vues aériennes en période de sécheresse permettent de révéler des substructions antiques.

Gérard Pesson, « samedi 9 mai 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 296.

David Farreny, 27 mars 2010
dents

Tu restes toujours là à portée de ma main sur ton visage — qui avance à la rencontre de mon regard, de ma peau du souffle, attente de cette rencontre-là, tangage et coups rapides dans mon sang. Isolement dans l’espace de mon visage, qui me précède vers toi. Dans l’air suspension — visage qui s’approche, possible là sans limite. Tout l’obscur remonte à tes lèvres, vient affleurer au bord des dents, marées montantes qui me soulèvent entre des masses glissantes. Impuissance, ou mollesse, ou dureté trop grande pour évacuer tes éclosions profondes. Durée infinie dans cette approche avant de t’inscrire dans mon visage. Jamais plus cette densité-là, plus tard, ce contenu immense de brouillard. Confusion tragique perdue.

Danielle Collobert, « Dire I », Œuvres (1), P.O.L., p. 189.

Bilitis Farreny, 2 août 2010
être

cette vision nocturne d’un homme qui va

en poussant devant lui une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

promenée aux rigoles de la rue déserte

cette vision lugubre au milieu de la nuit

de la réalité nocturne du quartier

un homme noir qui pousse ce long instrument

sur le revêtement de la rue bitumeuse

un être appartenant à l’existence humaine

promène dans la nuit une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

qui passe dans la rue et rassemble l’ordure

oh ! la tranquillité du geste répété !

oh ! la répétition des crasses rejetées

chaque jour sur la rue anonyme où déjà

la pute a disparu parce qu’il se fait tard !

j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet

j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière

et par le noir de mon cerveau j’ai essayé

d’attraper quelque chose comme un somnifère

pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère

William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.

David Farreny, 30 mai 2011
accomplies

Orage violent cette nuit. Sommeil coupé par les coups de tonnerre et les éclairs. La pluie reprend avec force ce matin. De ma fenêtre, je regarde tomber les larges gouttes qui forment un rideau légèrement argenté entre les arbres et mon regard. Quelque chose de secret m’enchante qui remonte de l’enfance. La peur, la chaleur, la colère de l’orage, qui se fondent en pluie, qui se délivrent et engendrent la fraîcheur et la joie que l’on sent monter de la terre et des plantes assoiffées. La pluie est plus fine, les gouttes en tombant dans les flaques dessinent des cercles parfaits qui s’élargissent un instant et s’effacent aussitôt. Malgré les erreurs, les ratés qui encombrent notre conscience ou gisent oubliés dans l’inconscient, il se peut que nous ne puissions nous empêcher de tracer avec nos vies des formes accomplies. Que ce qui est dans notre esprit, fureur vaine, orgueil, médiocrité, déréliction, soit dans une perspective plus vaste aussi parfait qu’une goutte de pluie ou une feuille sur un arbre et ne puisse être autrement.

Nos richesses viennent d’une enfance qui demeure inaccessible ou d’imprévisibles rencontres.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 52.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
voir

Une fois, au cours de la soirée, il vit s’entrouvrir la porte de gauche, et une fois la porte de droite ; quelqu’un avait bien senti le besoin d’entrer, mais avait trouvé l’entreprise trop chanceuse. Grégoire se résolut donc à faire halte devant la porte de la salle à manger, décidé à entraîner comme il pourrait le visiteur hésitant ou tout au moins à l’identifier ; mais la porte ne s’ouvrit plus et l’attente de Grégoire fut vaine. Le matin, quand les portes étaient fermées, tout le monde voulait envahir sa chambre, et maintenant qu’on avait réussi à les ouvrir personne ne venait le voir ; on avait même mis les clefs dans les serrures, de l’extérieur.

Franz Kafka, « La métamorphose », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 209-210.

David Farreny, 3 déc. 2011
personnellement

Je vous invite à regarder cet homme comme celui qui connaît personnellement toutes les lisières d’arbres, tous les buissons et tous les poteaux d’Europe.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 167.

Cécile Carret, 22 juin 2013
bascule

J’ai toujours eu cette fantaisie de vouloir descendre à pied de la gare un jour, plus tard.

À l’époque, à Blois, ça ne se faisait pas. C’était un truc de pauvre, de désargenté, de moins que rien, disons. Seuls les misérables, les Fous oubliés par la Chauffe, descendaient à pied de la gare. C’était une indignité.

Pourtant, ça me plaisait beaucoup, ce trajet vers le centre-ville. C’est une longue et vraie descente, avec un sentiment physique ; une bascule quasiment ; ça me faisait penser au monde qui pencherait, plat, comme dans l’idée des Anciens, où on pouvait atteindre le rebord et dont on pouvait tomber.

La bascule perpétuelle de la ville vers son centre, comme la fourmi au bord du cône du fourmilion.

[…]

À l’inverse, la montée vers la gare – chargée du même opprobre – est assez pénible, peut-être même une épreuve. Comme toutes les montées, évidemment, mais celle-ci particulièrement.

Comme un certain calvaire. Et moins joli, au fond – ce qui est explicable – bien qu’on y passât dans l’inverse des mêmes beautés ; sans doute quelque chose de subtilement décalé dans la vision.

La fermeture, la clôture de l’horizon, dans la montée que l’on faisait plutôt à droite tandis qu’on descendait à gauche. Le repliement, le feuilletage différent des perspectives. La pente ardue qui tire sur les mollets.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 132.

Cécile Carret, 30 sept. 2013
situation

J’ai la rime – yack et kayak –, il me reste à trouver le lieu et la situation.

Éric Chevillard, « mercredi 10 février 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016

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