indécidabilité

Émancipée du grand héritage tragique, comique et romanesque, la pensée ne sait plus problématiser la vie. Elle ne sait plus en éclairer les contradictions, en explorer les paradoxes, en suivre les tortuosités, en capter les nuances. Elle ne sait plus faire droit à l’ambiguïté des êtres ni à l’indécidabilité des comportements. Spectaculairement ouverte aux différences, mais définitivement fermée aux apories, elle n’est capable, la malheureuse, que de brandir triomphalement la solution du problème humain.

Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, pp. 200-201.

David Farreny, 6 juin 2004
justesse

Le bonheur actuel n’adoucit pas du tout la tristesse rétrospective de ces longues années-là, années d’extrême solitude. Au contraire il la fait paraître plus sombre, plus tragique, plus vaste. C’étaient des années tout à fait sans butoir. Rentrant chez moi je ne rentrais vers rien, alors. Je rentrais vers l’attente de la mort. Mais la mort elle-même n’était pas un butoir. Je suivais la même route en pente entre les bois ; j’apercevais tout un pays en contrebas, ou plutôt je n’en distinguais que les lumières éparses, deux ou trois petites villes, des fermes isolées, les lampadaires brillants de l’affreux dépôt Intermarché ; je savais que dans toute cette ombre et parmi ces lumières il y avait ma maison, mais ma maison n’arrêtait rien, elle n’arrêtait pas ma descente, ma mort même n’interrompait rien, sans doute parce que ma vie elle-même n’était rien. Je comprenais à merveille le mot au-delà, peut-être parce qu’il n’était l’au-delà de rien. J’entrevoyais de mornes années, mais pas beaucoup plus mornes, au fond, que le néant. Je rentrais chez moi, chez moi c’était la mort, je ne m’y arrêtais pas, j’allais directement au-delà, me perdre dans cette ombre à l’infini où je me trouvais déjà et que je voyais s’étendre de toute part derrière Plieux invisible, à perte de vue, à perte d’obscurité.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, je me retrouvais dans une situation pareille, il me semble que je ne ferais plus rien pour lui échapper ; qu’au contraire je m’efforcerais de la creuser, de l’habiter plus avant, plus profond ; de l’explorer en la sachant inexplorable. C’est du moins ce que je crois qu’il faudrait faire, même si je ne suis pas sûr que j’en aurais la force. Sa beauté, sa grandeur, sa majesté, sa justesse même, la lucidité qui y est attachée, m’apparaissaient clairement l’autre nuit. Je donnerais n’importe quoi pour n’y être pas confronté à nouveau ; mais s’il se trouvait par malheur que je le fusse, je ne me débattrais pas, je ne tâcherais pas d’échapper à mon sort, j’essaierais de me confondre avec lui.

Renaud Camus, « mardi 1er mars 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, pp. 132-133.

David Farreny, 15 janv. 2009
consoler

Les chagrins nous restent parce qu’on se souvient. Ceux que nous avons été, jour après jour, confient leur grief à celui qui les continue. Ils croient que le discernement, la volonté ou, simplement, les moyens dont ils sont dépourvus, lui les possédera et qu’il reviendra sur ses pas pour consoler ses hypostases lointaines. Le psychologue Zeigarnik suggère que c’est de ce qui n’a pas trouvé sa résolution que nous nous souvenons. Le reste s’est consumé dans un présent pur.

Pierre Bergounioux, « Visitation », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 40.

David Farreny, 10 nov. 2009
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
impossible

— Mon gentil, m’a-t-il dit un jour, pas à la maison, mais, comme ça, dans la rue, après une longue conversation ; j’étais en train de le raccompagner. Mon ami, aimer les gens comme ils sont, c’est impossible. Et pourtant, c’est ce qu’il faut. Et donc, fais-leur du bien, à contrecœur, en te bouchant le nez et en fermant les yeux (surtout ça qui est indispensable). Supporte le mal qu’ils te feront, sans te fâcher dans la mesure du possible, “en te souvenant que, toi aussi, tu es un être humain”. Bien sûr, tu es appelé à être sévère avec eux, s’il t’est donné d’être ne serait-ce qu’un tout petit peu plus doué que la moyenne. Les gens, ils sont vils par nature et ils aiment aimer par peur ; ne cède pas à cet amour-là et n’arrête pas de mépriser. Je ne sais plus où, dans le Coran, Allah prescrit au prophète de regarder les “mutins” comme des souris, de leur faire du bien et de passer devant eux — c’est un peu fier, mais c’est juste. Sache mépriser même quand ils sont bons, parce que, le plus souvent, c’est bien là qu’ils sont moches. Oh mon gentil, c’est en jugeant d’après moi-même que je dis ça ! Il suffit juste d’avoir un peu de cervelle pour ne pas pouvoir vivre sans se mépriser, qu’on soit honnête ou malhonnête, c’est pareil. Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. À mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette humanité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

— Jamais ?

— Mon ami, je veux bien, ce serait un peu stupide, mais ce n’est pas ma faute ; et, comme en créant le monde, on ne m’a pas demandé mon avis, je me réserve le droit d’avoir une opinion sur ce sujet.

Fédor Dostoïevski, L’adolescent (1), Actes Sud, pp. 402-403.

Bilitis Farreny, 16 août 2010
inaugure

Le repas s’est poursuivi dans une ambiance moyenne, qu’alourdissait vaguement le silence des Jordan. De mon côté, je filais un mauvais coton avec Agnès. La vérité est que je me révélais sensible à son regard mouillé, à sa tristesse et à la manière dont, apparemment, y compris dans les moments difficiles, elle persistait à mettre en valeur ses seins comme s’il s’était agi d’une ligne de front en deçà de quoi elle s’interdisait de reculer quelles que soient les circonstances. Ou bien, ai-je songé, les chemisiers qu’elle porte, dont le boutonnage s’inaugure très bas, sont chez elle une vieille habitude vestimentaire et elle n’y pense même pas, mais cette absence à soi m’excitait tout autant. Il faut que j’en tienne compte, me suis-je dit, et j’ai cru que, pour la première fois depuis mon départ, je me sentais vivre.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 148.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
chaîne

Il tourne à gauche, commence à descendre l’escalier. Fais gaffe, va pas tomber, se dit-il. Mets-toi à droite. Tiens la rampe. Tu charries. Tiens la rampe, je te dis. Y a pas de honte. Quand on a les pattes molles. C’est vrai qu’elles tremblent, se dit-il. C’est rien, la fatigue, l’émotion.

Non, non, laissez, dit-il à un petit vieux qui là-bas lui tient la porte. C’est gentil mais non, laissez. Oui, bon, je vois, bon, attendez, attendez, j’arrive.

Il arrive. Là, merci, c’est gentil, dit-il. Merci monsieur. Ainsi pourrait se former une gentille chaîne aimable d’humains se tenant par la porte, je te la tiens, tu me la tiens, ainsi de suite. Alors Bast, un peu ému, se retourne pour la tenir à quelqu’un.

Elle arrive.

Elle marche vers lui.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 59.

Cécile Carret, 4 mars 2012
oeil

L’œil creux, la lèvre mince, violacée, trois dents grises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 110.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
monté

L’orgueilleux donne l’impression d’être toujours monté à cheval sur lui-même.

José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.

David Farreny, 6 janv. 2015
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer