renoncer

Même si la naissance fut un choc, il ne faut pas désirer, fût-ce dans le rêve le plus trouble, reprendre une vie intra-utérine. Il convient de savoir renoncer. On n’aura plus à naître. Ça au moins n’est plus à recommencer. Et encore. Quelques faits de réminiscence chez de tout jeunes enfants font douter certains. Cette époque peut-elle demeurer dans le doute ? Non ! Il va falloir prochainement faire la preuve. Qu’on soit enfin tranquille. Ou qu’on ne le soit plus jamais…

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 381.

David Farreny, 14 avr. 2002
surprise

Le présent n’est pas dans ce qu’on espère. La vérité n’est pas dans ce qu’on imagine. Être vous prend par surprise. Vivre ne se tient pas tapi au milieu du désir — mais plutôt, peut-être, au cœur des coïncidences, parmi l’inattendu et l’inenvisagé, dans l’écorce d’un quotidien paradoxal, le quotidien des autres, où nous serions tombés du ciel en autocar ou en jeep, dans le Bardastrandar, sur les contreforts du Pinde, dans la sierra de Gredos, entre les Batuecas et les Hurdes.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 11 fév. 2006
finis

De la plage du loch Laidon, curieusement aimable et sableuse, on contemple au sud cette énorme bouchée de néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch, qui s’achève en une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà il y a plus de solitude encore (c’est à peine concevable), plus d’absence, plus de rien modelé par la bruyère, velouté par la lumière, malaxé par les ciels, moiré par les eaux innombrables, incessamment pétri par le temps qu’il fait et qu’il n’a même pas le temps de faire : grands pans de soleil en oblique sur des brumes errantes, blocs de charbon suspendus, sables roses comme des chairs de femme — on a rêvé, ce n’est plus là. Pourtant ce n’est pas fini, ce n’est jamais fini, c’est nous qui sommes finis, ravagés de finitude, de manque de temps, de manque d’argent, de livres à rendre, de nuit qui vient : quand bien même on y consacrerait sa vie (et c’est tentant) on sait bien qu’on serait impuissant face à ce vide adorable, terrible et toujours dérobé, auquel nous sommes aussi peu commensurables qu’à l’énormité des bibliothèques. Oh, bien sûr, on peut tricher, on peut aller de l’autre côté, en voiture, en train (n’y a-t-il pas une gare ? C’est la gare de Rien) ou même en avion : on sait bien qu’on n’aura rien étreint, rien possédé, rien aimé, rien vu ; qu’un nuage qui passe fait de cette lande un autre monde.

Renaud Camus, « dimanche 3 août 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, pp. 441-442.

David Farreny, 7 mai 2006
vieillesse

Voici que le soir tombe. J’ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?

On prépare un bain pour moi. Le bruit de l’eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.

J’ai pris mon bain, et j’achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d’argent. Je suis content du maître d’hôtel.

Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la vieillesse du monde grandit sur moi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 87.

David Farreny, 24 avr. 2007
malpropreté

Il avait cessé de neiger. Le ciel se découvrait en partie ; des nuages gris bleu qui s’étaient séparés laissaient filtrer des regards du soleil qui coloraient le paysage de bleu. Puis il fit tout à fait clair. Un froid serein régna, une splendeur hivernale, pure et tenace, en plein novembre, et le panorama derrière les arceaux de la loge de balcon, les forêts poudrées, les ravines comblées de neige molle, la vallée blanche, ensoleillée sous le ciel bleu et rayonnant, étaient magnifiques. Le scintillement cristallin, l’étincellement adamantin régnaient partout. Très blanches et noires, les forêts étaient immobiles. Les contrées du ciel éloignées de la lune étaient brodées d’étoiles. Des ombres aiguës, précises et intenses, qui semblaient plus réelles et plus importantes que les objets eux-mêmes, tombaient des maisons, des arbres, des poteaux télégraphiques sur la plaine scintillante. Quelques heures après le coucher du soleil, il faisait sept ou huit degrés au-dessous de zéro. Le monde semblait voué à une pureté glacée, sa malpropreté naturelle semblait cachée et figée dans le rêve d’une fantastique magie macabre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 311.

David Farreny, 3 juin 2007
aaaah

« Aaaah ! », et soudain elle fut là, un gong de cuivre, très bas dans l’éther : la lune en éclipse. Au-dessus de maigres pins veufs. Quelques buts de football, comble de l’autisme, trônaient sur le terrain. Elle regarda et prononça docilement le mot qu’il fallait : « Oppolzer ! ». « Oppolzer », repris-je en serrant plus fort l’os de son bras ; avec toutes les métaphores que j’ai déjà inventées pour désigner la lune, ce ne serait que justice si on donnait mon nom à un de ses cratères !

Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 142.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
classement

« Technicien de la révolution » : cette qualification à part permet bien sûr d’échapper à toute classe. Un révolutionnaire, même éduqué, même d’origine bourgeoise, est un « ancien peuple ». Il est aux côtés des paysans et des ouvriers. Son travail de révolutionnaire le transforme et le sauve, le rapproche de l’ancien royaume Khmer et de l’idéal communiste.

Cette qualification montre d’emblée la fausseté – pire : la réversibilité – des classes définies par les Khmers rouges. Qu’est-ce qu’un paysan ou un ouvrier, qu’est-ce qu’un médecin, un avocat ou un « féodal »… si certains intellectuels échappent à leur classe ? S’ils sont lavés par l’Angkar de leur impureté originelle ? S’ils échappent à la rééducation ou à la mort ? Définir les êtres, les classer, c’est les réduire au classement même – autrement dit : à son désir. Définir les êtres, ce n’est pas travailler à la justice, à l’égalité, à la liberté, ce n’est pas préparer un horizon de lumière. C’est organiser l’anéantissement.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 96.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
certaine

Aime ton prochain comme toi-même : c’est-à-dire avec une certaine honte.

José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.

David Farreny, 6 janv. 2015
encore

Elle est si bien retombée en enfance, la pauvre vieille, qu’elle ne se souvient encore de rien.

Éric Chevillard, « samedi 7 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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