pléonasme

Il y eut dix Aristote : le premier est notre philosophe ; le second gouverna à Athènes, et on lui attribue d’agréables discours judiciaires ; le troisième a écrit sur l’Iliade ; le quatrième est un orateur siciliote qui fit un écrit contre le Panégyrique d’Isocrate ; le cinquième, surnommé Mythos, était un ami d’Eschine, le disciple de Socrate ; le sixième était de Cyrène et fit un art poétique ; le septième était pédotribe, et Aristoxène fait mention de lui dans sa Vie de Platon ; le huitième fut un obscur grammairien qui fit un traité sur le pléonasme.

Diogène Laërce, « Aristote », Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres (1), Flammarion, p. 240.

David Farreny, 11 août 2005
finis

De la plage du loch Laidon, curieusement aimable et sableuse, on contemple au sud cette énorme bouchée de néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch, qui s’achève en une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà il y a plus de solitude encore (c’est à peine concevable), plus d’absence, plus de rien modelé par la bruyère, velouté par la lumière, malaxé par les ciels, moiré par les eaux innombrables, incessamment pétri par le temps qu’il fait et qu’il n’a même pas le temps de faire : grands pans de soleil en oblique sur des brumes errantes, blocs de charbon suspendus, sables roses comme des chairs de femme — on a rêvé, ce n’est plus là. Pourtant ce n’est pas fini, ce n’est jamais fini, c’est nous qui sommes finis, ravagés de finitude, de manque de temps, de manque d’argent, de livres à rendre, de nuit qui vient : quand bien même on y consacrerait sa vie (et c’est tentant) on sait bien qu’on serait impuissant face à ce vide adorable, terrible et toujours dérobé, auquel nous sommes aussi peu commensurables qu’à l’énormité des bibliothèques. Oh, bien sûr, on peut tricher, on peut aller de l’autre côté, en voiture, en train (n’y a-t-il pas une gare ? C’est la gare de Rien) ou même en avion : on sait bien qu’on n’aura rien étreint, rien possédé, rien aimé, rien vu ; qu’un nuage qui passe fait de cette lande un autre monde.

Renaud Camus, « dimanche 3 août 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, pp. 441-442.

David Farreny, 7 mai 2006
lares

Le monde du quelconque n’a pas cessé, n’a pu être dépassé.

Objets d’usage, dont on va changer l’usage, objets qui n’en restent pas moins objets…

Ils ont ici quitté leurs habitudes mais c’est pour entrer autrement dans l’habitude, la perpétuité du quotidien à jamais.

Inéloignables compagnons que partout on retrouve. Dieux lares devenus infirmes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 708.

David Farreny, 15 juin 2006
être

L’être, un souvenir seulement ; approximatif, fragmentaire, difficilement suscité. L’homme (ce qu’il en reste), un rideau, un mince rideau.

Les rapports avec l’entourage seront pénibles.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1172.

David Farreny, 4 mars 2008
procès

Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même.

Jean-Paul Sartre, « Le cogito “préréflexif” et l’être du “percipere” », L’être et le néant, Gallimard, pp. 17-18.

David Farreny, 11 oct. 2008
tribunal

Je ne sais plus ce que c’est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu’il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s’est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 janvier 1985 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 372.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
dents

Tu restes toujours là à portée de ma main sur ton visage — qui avance à la rencontre de mon regard, de ma peau du souffle, attente de cette rencontre-là, tangage et coups rapides dans mon sang. Isolement dans l’espace de mon visage, qui me précède vers toi. Dans l’air suspension — visage qui s’approche, possible là sans limite. Tout l’obscur remonte à tes lèvres, vient affleurer au bord des dents, marées montantes qui me soulèvent entre des masses glissantes. Impuissance, ou mollesse, ou dureté trop grande pour évacuer tes éclosions profondes. Durée infinie dans cette approche avant de t’inscrire dans mon visage. Jamais plus cette densité-là, plus tard, ce contenu immense de brouillard. Confusion tragique perdue.

Danielle Collobert, « Dire I », Œuvres (1), P.O.L., p. 189.

Bilitis Farreny, 2 août 2010
ciment

Dans les maisons sans sous-sol, malgré carreaux et tapis, les jambes sentent qu’elles s’appuient sur la terre, l’humidité traverse tout, les jambes se soudent aux genoux, ennui du ciment.

Paul Morand, « 18 mars 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 38.

David Farreny, 7 août 2010
dissimuler

Il avait à peine examiné ses compagnes de voyage. Lui non plus ne tenait pas à lier connaissance. Instruit d’amères leçons, il feignait l’indifférence. Il savait déjà mieux dissimuler, comme ceux qui cultivent cela toute leur vie.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 41.

Cécile Carret, 26 août 2012
voyelles

Eesti a la grâce de sa double voyelle e, à mes yeux d’une blancheur quasi transparente, légèrement rehaussée par l’or pâle du s et du t, qui se prononcent doucement, comme dans l’ancien verbe français estre.

« Estes-vous estonienne ? » ai-je envie de demander à la première jeune fille blonde que je croiserai (mais on me rétorquera que je parle encore comme le père Ubu, lequel guette tout écrivain qui se prend trop au sérieux…).

Le redoublement des voyelles estoniennes, notamment dans les prénoms féminins, Jaanika, Triin, Tuuli, Kristiina, comme une promesse de bonheur sensuel, de vie heureuse, même.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 4 sept. 2012
rayonnement

Mais ce dont je me souviens, plus que de la forme du bâtiment ou de l’atmosphère des salles et des couloirs, c’est de l’impression que j’eus en arrivant, ce jour d’hiver, sur la grande terrasse formant belvédère et donnant sur le paysage de collines assez élevées des monts du Lyonnais. Alors que je me serais plutôt attendu à l’enchaînement de visions un peu sinistres que ce genre de maisons de repos manque rarement de provoquer – vieil homme avançant péniblement derrière son déambulateur dans un couloir beige orné de plantes vertes et d’affiches reproduisant des tableaux impressionnistes, groupe de vieilles femmes en robe de chambre s’efforçant de boire une tisane ou un thé au goût de carton dans un réfectoire où un sapin de Noël décoré que personne ne regarde clignote sans fin –, je me retrouvais dans une sorte d’apothéose hivernale : non ces jours où une lumière d’or accentue les reliefs en les creusant, accordant à toute chose d’avoir l’air de séjourner – un instant – hors du temps, mais un de ceux, et ils sont moins nombreux encore, où le concours du brouillard et du soleil aboutit à une sorte d’émulsion qui est comme un milieu de lumière vaporisé où tout semble flotter et être en gloire, la visibilité, à laquelle pourtant en règle générale on tient, étant remplacée par l’affirmation sereine, enthousiaste, juvénile et sans âge, d’un pur rayonnement.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
inopportunément

Non seulement un enfant non voulu quelquefois naît de tes accouplements mais, par la suite, il lui arrive encore de surgir inopportunément quand tu baises.

Éric Chevillard, « mardi 16 juin 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 16 juin 2015
agrément

Les penseurs tristes ne nous guérissent pas de l’inconfort d’être nés. Leur esprit aère le nôtre en en chassant le Sérieux. Les penseurs de la joie, qui ne sont pas forcément joyeux, nous vantent le rire. Les penseurs tristes qui ne sont pas pour autant des penseurs de la tristesse nous rendent le sourire. Le rire des premiers dépend du hasard. Le sourire des seconds vient de leur humour, qu’il soit froid, noir ou terroriste — raison pourquoi nous avons toujours de l’agrément à rouvrir leurs ouvrages au moindre coup de mou.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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