anuitée

Les rues exhalaient, dès onze heures, l’odeur de goudron fondu et de pierre cuite qui enferme, pour moi, le souvenir de ces heures où il semblait qu’on eût changé de latitude. La ligne des collines, autour de l’agglomération, se mettait à ondoyer. Le ciel pâlissait. À midi, tous les volets étaient rabattus, comme si l’obscurité était retombée, qu’on eût regardé un négatif grandeur nature de la ville anuitée. On ne voyait plus personne. Les martinets, dont les cris démesurément filés, suraigus, exaltés tissent un dais sonore par-dessus les toits, se taisaient. Le soleil imposait un silence despotique, presque inquiet.

Pierre Bergounioux, François, François Janaud, pp. 64-65.

David Farreny, 26 oct. 2005
compter

Le réel — le tenu pour réel, qui serait réel même pour un chien — manque en ce moment, continue à manquer par vagues.

Le mur sans sa nature de mur, c’est incroyablement éprouvant. Homme ou animal, on doit pouvoir compter sur les solides.

Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1353.

David Farreny, 7 août 2006
aimer

N’oubliez jamais que je suis à la solitude, que je ne dois avoir besoin de personne, que même toute ma force naît de ce détachement, et je vous assure, Mimi, je supplie ceux qui m’aiment d’aimer ma solitude, sans cela je devrai me cacher même à leurs yeux, à leurs mains comme un animal sauvage se cache à la poursuite de ses ennemis.

Rainer Maria Rilke, « 11 mai 1910 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 64.

David Farreny, 30 janv. 2007
performance

Ici je confesse une certaine hésitation : comment rendre compte de ce qui se dérobe ? Ces moments d’intense fatigue sont des parenthèses délicates. Le corps cède le premier, mais si vite rejoint par l’esprit que parfois je me demande si, à mon insu, le mouvement ne s’est pas inversé. J’ai rapidement compris que toute résistance était vaine : s’acharner à ajourner la venue d’une fatigue en multiplie les effets. L’habitude aidant, je trouve même à m’abandonner à ce flux puissant une sorte d’équilibre, à tout le moins de maintien. Je rends donc mon tablier, je me recroqueville calmement dans un réduit mental d’où je contemple, au bord de l’écœurement, le travail de mon corps livré à la démission. C’est un spectacle très ennuyeux, une performance d’immobilisme : il n’y a place ici ni pour l’agitation, ni même pour le mouvement. Ne parlons pas du désir. Il n’y a qu’une sorte de clapotement gélatineux, une matière en déconstruction qui s’achemine vers l’organique, une minéralité en devenir. Je suis tellement éberlué par la transformation que parfois il me semble être parvenu à réaliser ce vieux fantasme bringuebalant et tenace de la séparation de l’âme et du corps.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
estonien

Le jour est bientôt là, puissant, d’une implacable blancheur qui me fera me tendre tout entier vers la nuit — cette nuit que j’espérais trouver presque totale, en ce mois de février, et qui eût été, un mois plus tôt, la dimension nocturne du jour.

Au moins, dans cet appartement, ai-je en plein jour le silence de la nuit.

Même Katrina et sa sœur, conversant en estonien, au salon, me donnent l’impression de remuer du silence.

Je suis condamné à écouter.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 32.

David Farreny, 4 sept. 2012
affligeait

L’entrée dans la pénombre de ces maisons qui se rouvraient alors après un automne, un hiver et un printemps créait un effroi passager mêlé de nostalgies et de présages également indistincts. Puis les retrouvailles de vieilles camaraderies, la naissance de nouvelles, le soleil, la mer, les barques, l’ombre et le parfum des pinèdes emplissaient les sens et les étourdissaient.

Au fur et à mesure que se réinstallait l’habitude, ils se sentaient à l’abri dans une niche de verdure, de ciel bleu, de terre et en même temps profondément lovés dans la substance tumultueuse de la vie. Quand naissait un amour ou une sympathie, c’était avec une certitude que les adolescents, au plus intime, savaient destinée à osciller entre réel et irréel dans la solitude des évocations hivernales, à la lumière des neiges. Mais c’étaient les vicissitudes du cœur, le bouillonnement infini de la vie et les choix lents et opposés de leur propre destin parmi d’innombrables autres dont ils entrevoyaient puis perdaient la trace : cela les affligeait et les enivrait.

Mario Luzi, « Maisons du bord de mer », Trames, Verdier, pp. 40-41.

David Farreny, 26 fév. 2013
balançons

Le kangourou fait partie de ces animaux – parmi les singes, les lémuriens, les manchots, les gerboises ou les mantes religieuses – dont les attitudes, les poses et les façons évoquent les nôtres si bien qu’ils nous apparaissent tantôt comme des caricatures à charge tantôt comme des parents pauvres. Nous balançons entre mortification et compassion. Serait-il possible d’opérer et d’appareiller le kangourou de manière à lui donner tout à fait figure humaine ? Est-ce souhaitable ? Nous aimerions tant que le singe nous parle. Il fait des efforts louables pour apprendre le langage des signes mais à ce jour ne sait encore que réclamer davantage de Smarties. Ce n’est pas exactement ce que nous espérions. Ayons l’honnêteté d’avouer que nous sommes un peu déçus. Comme il a tout de même moins évolué que nous depuis la préhistoire, qu’il appartient toujours en somme à la famille des grands primates – avec laquelle, après avoir longtemps cherché à rompre les ponts, nous souhaiterions maintenant renouer –, nous pensions qu’il pouvait avoir gardé, sinon quelques photos, au moins quelques souvenirs de nos ancêtres communs, et nous étions avides de les connaître. À quoi ressemblait notre aïeule ? Nous imaginons bien qu’elle portait d’invraisemblables crinolines, mais enfin, quels étaient nos jeux, nos rituels, nous dévorions-nous entre frères, cuits ou crus ? Si le gorille ou le bonobo ne nous le disent pas, de qui l’apprendrons-nous ? Avons-nous la moindre chance de le savoir jamais ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
chauve-souris

La chauve-souris dort d’un sommeil de fil à plomb.

Éric Chevillard, « mardi 18 mars 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 19 mars 2014
cuirasse

Ce qui frappe d’abord dans le paysage de Suède et de Norvège : le roc, la cuirasse géologique de la presqu’île, le bouclier scandinave (on ne saurait mieux dire) partout présent. Non pas le rocher : le roc ; tout ce qui pouvait s’arracher, s’extraire, s’araser, la glace l’a arraché, extrait, arasé du squelette gratté, brossé, récuré jusqu’à l’os. Il ne reste que le noyau profond mis au jour, la roche-mère intacte, inaltérée. La forêt — claire, sans belle venue — pousse sur des coupoles et des plaques de blindage qui partout apparaissent à nu ; dans les îles de Stockholm, où un léger filigrane de neige soulignait encore en avril les jointures cyclopéennes des quartiers de roc, les maisons semblent surplomber le lac du haut d’un bordé de dreadnought. Épaulement rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des glaciers énormes, émerge de la mer comme l’échine d’un sous-marin étanche et boulonné. Nulle trace de remblai, nul colmatage ; le long de la rive basse du golfe de Bothnie, le dallage bossu plonge sous la mer comme le pavé d’un gué ; même les petits lacs se ceignent d’un anneau de granit nu ou de porphyre, comme la flaque d’un bénitier.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 231-232.

David Farreny, 20 oct. 2014
articulation

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s’annuler les unes les autres sans même qu’on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu’on développe, qu’on varie, qu’on porte à un point d’incandescence, et voilà qu’une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s’écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d’avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

Jérôme Vallet, « D. 887 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024
langue

À ma gauche, j’écoute deux étrangères de trente ans qui se parlent dans une langue non identifiable.

— Bouchkaboubou.

— Heuseu slava gan stein.

— Hi, jasdagulak.

— Esenéïr bogatz, eeeeuuh ein oyé. Eu marve stert.

— Tesheu ?

— Tesheu. Viram golo. Ashimoul vorfitz. Tchoutchov gléglé. Am gouillé.

— Di barbe choudoum pstt kator.

— Ya. Estaïvitz.

— Oto. Varfritz.

— Ein tofatz…

— Toucham baba iza.

— Daloum poutza lé vieille.

— Ya, ah, ah ! Zim katoum, ah, ah !

— Nasofil.

— Lam gacheu teuleum.

— Degoulam van de pleu.

— Doum gueubam.

 

Deux Espagnols de leur âge viennent s’asseoir à côté d’elles. Elles baissent la voix, et les regardant en coin :

— Sisooo. Chu. Mitchebao.

— Gloudang, dong ving vang.

— Heurch, heurch. Achodam ail gone yé. Iso tarte chun.

 

Puis, main sur la bouche, comme s’ils pouvaient comprendre :

— Chougar ervest, tékaotz, tékaotz, ein schreume.

— Ali caban, meik kas gleunt.

Édouard Levé, « Terrasse », Inédits, P.O.L..

David Farreny, 25 mai 2024

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