idiot

Volontaire ou non, la solitude est un état contre-nature. Imposée, elle dénote, de notre part, une inaptitude à composer, à s’ouvrir, à faire avec. Délibérée, elle couvre un refus, trahit une sécession. On ne partage pas, plus, les fondements de croyance de la communauté. L’homme est un animal politique, du social individué. Étymologiquement, l’idiot, c’est l’homme privé, solitaire. Lorsqu’on est seul à se défier du monde, c’est de soi qu’il faut se défier.

Pierre Bergounioux, « Entretien avec Thierry Bouchard », Compagnies de Pierre Bergounioux, Théodore Balmoral, p. 152.

David Farreny, 2 juin 2005
s’envelopper

Il faut s’envelopper d’une jeune femme comme les envahisseurs mongols de quartiers de bœufs.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 74.

David Farreny, 1er janv. 2006
mucus

Pourquoi le Seigneur lui a-t-il concédé ces hanches de la perdition qui fouettent mon cœur et l’air d’un appel déchirant ? Ne pouvait-il pas leur mettre à la place quelque bon vieux parchemin sacré ? Oui, Moïse. Il ne jouait pas du piano, Moïse, et il ne cueillait pas des zinnias et des cataclas en disant : Voyez comme je suis immatériel et comme mon corps sans défaut, chère, est l’image de mon âme ! Il avait des cals sur la nuque et ses reins étaient vertueusement déformés ! Et il se mouchait sans honte, car il vivait en esprit. (Solal fit une grimace solennelle pour lui tout seul. Sous cette fureur bégayante, il y avait tant de joie et de jeunesse.) Tandis qu’Apollon se mouchait à petits coups derrière une colonne, Moïse, homme de Dieu, tirait son vieux mouchoir à carreaux, immense, comme une tente, le secouait, l’éployait au vent de l’esprit et, regardant l’Éternel face à face, il se mouchait. Alors, tonnant du haut du Sinaï, ses fortes expectorations remplissaient de crainte les douze tribus agenouillées au pied du mont. J’ai peur aussi. Ou peut-être il n’avait pas de mouchoir ? L’index droit, puis le gauche et la crainte de Dieu ! Tandis que ces filles vous sortent un petit mouchoir parfumé et armorié et elles font des petites expirations modestes, pff pff comme un petit chat, des petites mines discrètes, comme si elles disaient : « C’est un petit jeu, notre joli petit nez fait des confidencettes à notre carré de linon. » En réalité, elles y mettent du beau mucus bien vert, bien solide et bien carré ! Production de l’amour : hasard (elle aurait tout aussi bien pu faire ses singeries musicales, distinguées, passionnées, poétiques, avec un autre) ; social (admiration consciente — ou inconsciente chez les purettes — de l’homme qui réussit) ; biologique (une large poitrine est indispensable à ces vierges ou verges du diable pour qu’elles aiment) ; et si l’aimé n’est pas absolument idiot il peut les tourner sur le gril par l’inquiétude. Alors c’est le grand amour bleu céleste et rouge cœur et violet infini.

Albert Cohen, Solal, Gallimard, pp. 170-171.

Bilitis Farreny, 1er avr. 2008
probité

Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la « vraie littérature » est celle-là. Or une chose écrite n’est pas bonne à lire par le seul fait qu’elle est écrite, comme tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.

Pierre Jourde, La littérature sans estomac, L’Esprit des Péninsules, pp. 25-26.

David Farreny, 10 janv. 2009
point

Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plates-bandes d’idées. […] Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement ; paisiblement ; — pai. Si. Blement. – – (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé ; très brillant. Brillant gênant en fait ; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
lambeaux

La solitude m’était déjà nécessaire. Je recherchais la société des arbres car ils n’ont pas besoin de notre assentiment pour être des arbres, ni, nous, de leur donner quelque chose qu’ils nous rendront en lambeaux, tout brûlé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2010
éclair

La naissance de Grégor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu’à ce qu’un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d’air brûlé en forme d’arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour. Tout s’y met à ce point que dans l’affolement général on ne profite pas de la vive lueur tétanisée de l’éclair, de son plein jour instantané pour consulter l’heure exacte – même si de toute façon, nourrissant de vieux différends, les pendules ne sont plus d’accord entre elles depuis longtemps.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 9.

Cécile Carret, 9 oct. 2010
face

Le profil de l’ouvrier est assez plat, comme une grande claque de face à la naissance. Ses cheveux noirs sont gris de poussière blanche, comme un shampooing sec. Les pores de sa peau sont bouchés, comme des points noirs mais blancs.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 4 mars 2012
chaîne

Il tourne à gauche, commence à descendre l’escalier. Fais gaffe, va pas tomber, se dit-il. Mets-toi à droite. Tiens la rampe. Tu charries. Tiens la rampe, je te dis. Y a pas de honte. Quand on a les pattes molles. C’est vrai qu’elles tremblent, se dit-il. C’est rien, la fatigue, l’émotion.

Non, non, laissez, dit-il à un petit vieux qui là-bas lui tient la porte. C’est gentil mais non, laissez. Oui, bon, je vois, bon, attendez, attendez, j’arrive.

Il arrive. Là, merci, c’est gentil, dit-il. Merci monsieur. Ainsi pourrait se former une gentille chaîne aimable d’humains se tenant par la porte, je te la tiens, tu me la tiens, ainsi de suite. Alors Bast, un peu ému, se retourne pour la tenir à quelqu’un.

Elle arrive.

Elle marche vers lui.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 59.

Cécile Carret, 4 mars 2012
écrire

La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire ; et de quelques autres, c’est de n’écrire point.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 233.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
lacune

                            Oui, pirates, baleiniers,

navigateurs tenaces du sensible,

n’ayant d’aucun destin à témoigner,

ont traversé ces mers accoutumées

dans l’anonyme flux des horizons,

traçant partout leurs routes — de fumées.

À peine un fin sillage de leur court

périple.

              Noms sur une pierre

                                                 encres

séchées sur un registre.

                                   Bref discours :

nés à…

              morts à…

                            perdus en mer…

                                                        Et une

date en regard de ces événements

fragiles feux follets d’une lacune,

pas même attestés par des témoins

de bonne foi, présents à ce scandale

d’apparitions et de disparitions

mystérieuses…

Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, Verdier, p. 79.

David Farreny, 21 juin 2013
toujours

Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.

Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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