pléonasme

« Le cadrage est une question de morale », ressasse-t-on après Godard. La morale est une question de cadrage, pourrait-on soutenir aussi bien. Et l’esthétique de même, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de l’imposition d’une forme — d’où la valeur symbolique inépuisable de la fenêtre (et la répugnance ancestrale pour la fenêtre en largeur, ou seulement élargie, la fenêtre-bandeau, ce méchant pléonasme imposé au paysage, et contraire, probablement, à toute la conception spirituelle du regard).

Renaud Camus, Le département du Gers, P.O.L., p. 58.

David Farreny, 22 mars 2002
aisance

Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !

Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.

David Farreny, 23 fév. 2003
rompre

À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
paternité

Enfin, est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l’impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, l’œuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. Les parties ont un penchant pour le tout, chacune d’elles vise le tout en cachette, tend à s’arrondir, cherche des compléments, désire un ensemble à son image et à sa ressemblance. Dans l’océan déchaîné des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l’œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c’est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d’une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et la fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. L’impossibilité absolue de créer la totalité caractérise l’âme humaine. Pourquoi donc commencer par telle ou telle partie qui nous est née sans nous ressembler, comme si mille étalons fougueux avaient visité la mère de notre enfant ? Ah, c’est seulement pour préserver les apparences de notre paternité que nous devons de toutes nos forces nous rendre semblables à notre œuvre puisqu’elle ne veut pas se rendre semblable à nous.

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 107.

Cécile Carret, 13 mai 2007
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
bâillante

Dieu sait quel désir avait à ce point levé la terre et les arbres sur la terre et le ciel parfait au-dessus des arbres. L’homme qui croyait savoir, d’expérience et de réflexion, l’essentiel de la vie, n’en revenait pas de la densité de joie qui fixait le temps aux marges infimes de l’éternité. De hautes fleurs bleues balançaient leurs clochettes. Il aurait fallu respirer sans bouger et que, dans les veines, le sang courût sans mouvements. Alors peut-être, proie toute pure de sa ferveur, l’homme eût-il atteint ce qu’il était venu chercher : un souvenir aboli, un mot oublié, un désir inconnu — la vérité dont son être était le fruit égaré, la plénitude de ce qui n’avait guère été jusqu’à présent, chez lui, que le vide, le creux, la vallée bâillante et sans foi.

Claude Louis-Combet, « La tombe à son plus haut point », Rapt et ravissement, Deyrolle, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2010
répandent

Pour pouvoir parler aux jeunes filles, j’ai besoin d’avoir des personnes plus âgées autour de moi. Le léger trouble qu’elles répandent donne de la vie à ma conversation, il me semble aussitôt que les exigences qu’on me pose sont diminuées ; si les paroles que je laisse échapper sans examen ne conviennent pas à la jeune fille, elles peuvent toujours être placées à l’intention de la personne plus âgée, auprès de laquelle je puis encore, quand cela devient nécessaire, aller chercher de l’aide en grande quantité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 13 oct. 2012
étendue

Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom ; et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 242.

Guillaume Colnot, 28 fév. 2013
double

Pour un peu m’y eût manqué l’idiot ou l’ivrogne qui eût entravé çà et là cette fébrilité en titubant absurdement au beau milieu et en faisant perdre un instant à ce peuple suroccupé sa gravité et son application, jusqu’au moment où je m’aperçus que, m’arrêtant dans ma recherche d’endroits où je puisse étudier les deux livres, faisant demi-tour, m’écartant du chemin, palpant tel ou tel coin d’herbe pour savoir si l’on pouvait s’y asseoir, renversé contre un arbre, m’arrachant aussitôt à sa résine et trébuchant pour aller plus loin, j’étais à s’y tromper, le double de cet ivrogne.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 118.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
écarteler

Encore une morne journée dont on ne saura rien faire que s’écarteler entre la nostalgie et l’ambition.

Éric Chevillard, « mercredi 11 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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