La « bien-pensance » n’est pas une « mal-pensance » qu’on appellerait ainsi par antiphrase. La bien-pensance pense bien, ce point est absolument acquis. Mieux vaut mille fois, s’il faut qu’une pensée règne, que ce soit elle qui règne plutôt que la mal-pensance. La bien-pensance pense vraiment bien. La bien-pensance a raison. Seulement l’obscène, si je puis me répéter (je ne me suis guère gêné jusqu’à présent), l’obscène c’est d’avoir trop raison. La bien-pensance a trop raison.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 260.
Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…
Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.
Combien souvent en ces heures interminables, quoique courtes en fait, de l’expérience du terrible décentrage, combien souvent n’a-t-il pas songé à ses frères, frères sans le savoir, frères de plus personne, dont le pareil désordre en plus enfoncé, plus sans espoir et tendant à l’irréversible, va durer des jours et des mois qui rejoignent des siècles, battus de contradictions, de tapes psychiques inconnues et des brisements d’un infini absurde dont ils ne peuvent rien tirer.
Il sait maintenant, en ayant été la proie et l’observateur, qu’il existe un fonctionnement mental autre, tout différent de l’habituel, mais fonctionnement tout de même. Il voit que la folie est un équilibre, une prodigieuse, prodigieusement difficile tentative pour s’allier à un état disloquant, désespérant, continuellement désastreux, avec lequel il faut, il faut bien que l’aliéné fasse ménage, affreux et innommable ménage.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 96.
Cauchemar de l’escalier. — De l’entresol au cinquième, tout entier, devenu une bête, l’escalier se recroqueville, et moi qui au deuxième fumais une « Abdullah ».
Henri Michaux, « Mes rêves d’enfant », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 63.
Peut-être faut-il se sentir pauvre pour retrouver cette âme en soi, celle qui n’aime pas le vide.
Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (22 novembre 1969) », Il faut partir, Fayard, p. 247.
Un père m’eût lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect j’eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j’eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu’il avait dit : « Mon fils n’entrera pas dans la Marine. » Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre.
Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 75.
Il fit si sombre que nous n’arrivions plus à distinguer la route ! (Ou plutôt non ; pas de point d’exclamation : ça ne s’est tout de même pas produit aussi sténographiquement vite ; déjà que j’ai la réputation de me trimballer avec un sac plein de points d’interrogation et d’exclamation, de vociférations donc : ce n’est pas vrai ! !).
Arno Schmidt, « Parasélène & Yeux roses », Histoires, Tristram, p. 158.
J’avance pour serrer la main de Madame B. quand mon visage se fige : ce n’est pas elle, seulement une vague remplaçante de ce même nom. Je vois, de plus, que sa face se crispe autant. N’est-ce donc pas moi non plus ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 115.
Mais peut-être est-ce là aussi l’apparence – l’apparition : avec un ancêtre en moi, je ne suis plus au singulier ; je me tiens plus droit, j’ai une autre attitude ; je fais et j’évite, je dis et je tais ce qu’il faut faire et éviter, dire et taire en cas de danger.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 148.