Non, ne faites pas attention, je perds la tête maintenant, mais je n’ai pas de raison précise.
Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 44.
La bonté, la compassion, la fidélité, l’altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l’espace limité de l’enveloppe corporelle d’un chien.
Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 79.
Lorsque l’hydre est attaquée par un crabe, elle lui abandonne un tentacule, lequel repoussera de toute façon. C’est ce que les biologistes marins appellent un leurre sacrificiel.
Véronique Bizot, Mon couronnement, Actes Sud, p. 73.
Donc, n’importe où. N’importe où, c’eût été parfait. Dino Egger pouvait naître n’importe où – je me retiens de dresser la liste des lieux qui entrent dans cette catégorie – Aalter, Aarau, Aarschot, Aartselaar, Aba, Abadan, Abakan, Abbeville… –, on me soupçonnerait d’élaborer des stratégies dilatoires pour ne pas reprendre sérieusement mon enquête. Dino Egger pouvait naître n’importe où – Abdère, Abeokuta, Aberdeen, Abidjan, Abitibi, Abkhasie, Ablon-sur-Seine… –, nous n’aurions pas tardé à en être informés partout, aussi bien à Zwickau qu’à Zwijndrecht ou Zwolle.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.
En somme je ne sais rien de lui — rien de cette vie qui fut ce que sont les vies, un coup de dés, un essai pour une autre fois, une partie d’écarté. Combien parviennent à trouver, pour s’en revêtir, quelque chose qui ressemble à une forme, à une construction délibérée de la volonté, à une structure ordonnée où soit aboli le hasard, sous l’instance de la lettre, qui sait, des correspondances, de l’ailleurs en toute occurrence lové entre les arcanes de l’ici, celui-ci fût-il un tombeau ?
Renaud Camus, « 2-2-12-03-19-14-1-1-1-7 », Vaisseaux brûlés.
Ses feuillets manuscrits sont autant de papiers gras et de torche-culs qui jonchent désormais le petit coin de littérature où il s’est oublié. Qui va se dévouer pour passer derrière avec la pelle et le râteau ?
Éric Chevillard, « lundi 7 janvier 2016 », L’autofictif. 🔗
Nous récupérerons demain les rideaux du salon, les tableaux, après quoi, je suppose, nous ne reviendrons jamais plus dans cette maison. Entre autres étrangetés de la mémoire, il y a celle-ci : l’instant où nous y avons emménagé me semble proche tandis que celui, qui le précède immédiatement, où nous avons quitté la rue Gambetta, semble appartenir à un âge extrêmement éloigné, contaminé qu’il est, sans doute, par l’obscure éternité de l’enfance à laquelle, par l’effet du lieu, il touchait.
Pierre Bergounioux, « lundi 25 octobre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 526.
Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.
Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.