personnage

Le danger, avec nous autres hommes, c’est que, lorsque nous croyons analyser notre caractère, nous créons en réalité de toutes pièces un personnage de roman, auquel nous ne donnons pas même nos véritables inclinations. Nous lui choisissons pour nom le pronom singulier de la première personne, et nous croyons à son existence aussi fermement qu’à la nôtre propre. C’est ainsi que les prétendus romans de Richardson sont en réalité des confessions déguisées, tandis que les Confessions de Rousseau sont un roman déguisé. Les femmes, je crois, ne se dupent pas ainsi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 93.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
sabliers

Dès l’apparition du froid inuit, la dilatation déchire la pierre. Ce qui semblait inatteignable, imputrescible, inaccessible aux effets du temps subit, comme le reste, l’entropie et le travail de la négativité. Même les pierres meurent. Elles éclatent, se démembrent, se délitent, bientôt elles deviendront sable, poudre destinée aux sabliers compagnons de l’angoisse des hommes. Avant-hier, la masse impénétrable, le bloc infracassable ; hier la fraction, les fragments, les morceaux, les blocs ; demain les poussières, semblables à celles des corps nettoyés par la mort et disséqués par le travail d’un temps auxiliaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 19.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
faiblesse

Cette différence de rythme dans l’évolution, entre les significations et les êtres, est éminemment prévisible — on pourrait même dire fatale — aux moments charnières de l’Histoire, lorsqu’une civilisation s’épuise, et qu’une autre est en train de naître. Ce qui meurt n’est pas forcément une perte. Mais trop bien le connaître, et l’aimer, pour la seule raison que ce fut, que nous avons vécu en son sein, et pensé, et senti, et frémi, et que cela va disparaître, il y a là une faiblesse qui prépare mal à l’ère nouvelle.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 137.

David Farreny, 10 mai 2009
mort

       Or à jamais tu dormiras,

Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,

Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien

Qu’en nous des chères illusions

Non seul l’espoir, le désir est éteint.

Dors à jamais. Tu as

Assez battu. Nulle chose ne vaut

Que tu palpites, et de soupirs est indigne

La terre. Fiel et ennui,

Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.

Or calme-toi. Désespère

Un dernier coup. À notre genre le Sort

N’a donné que le mourir. Méprise désormais

Toi-même, la nature, et la puissance

Brute inconnue qui commande au mal commun,

Et l’infinie vanité du Tout.

Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.

David Farreny, 10 juin 2009
mystère

Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.

David Farreny, 17 nov. 2009
champion

Champion

de la

détestation

en tout genre

briseur de vie

dont

la mienne

réducteur

de tout ce

qui n’est pas

à ma taille

bulle

ne remontant

définitivement plus

à la

surface

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
narrats

Les vieilles restaient impavides en face de moi, à une distance moyenne de deux cent trois mètres. J’aurais aimé leur expliquer pourquoi je façonnais autre chose que des petites anecdotes limpides et sans malice, et pourquoi j’avais préféré leur léguer des narrats avec des inaboutissements bizarres, et selon quelle technique j’avais construit des images destinées à s’incruster dans leur inconscient et à resurgir bien plus tard dans leurs méditations ou dans leurs rêves.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 95.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
narration

Je disais, par exemple : Cette nuit, j’ai de nouveau rêvé que je me promenais rue du Kanal en compagnie de Dora Fennimore. Et, après une ou deux secondes de silence, j’ajoutai : Dora Fennimore avait une robe ravissante. Et, comme quelqu’un me demandait des précisions vestimentaires, je disais : Une longue robe chinoise, fendue, bleu profond, avec des revers shocking rose. Puis je laissais les exclamations admiratives se tarir, et ensuite je disais : Il régnait dans la rue du Kanal la même ambiance que sur le décor que je vois en ce moment entre les planches. Et, comme il fallait poursuivre, comme on m’invitait à aller de l’avant dans ma narration, je disais : C’est-à-dire que l’on ne savait pas si l’atmosphère était féérique ou extrêmement sinistre. Puis : Par exemple, au-dessus de nos têtes planaient des oiseaux et des papillons immenses, mieux adaptés que nous aux nouvelles conditions sociales et climatiques. Et, comme une voix derrière moi me demandait quel aspect, plus précisément, avaient ces bêtes, je disais : Ailées, d’un gris bouleversant, taillées dans des matières organiques veloutées, avec des yeux richement noirs qui observaient l’intérieur de nos rêves. Et, après une pause, j’ajoutai : Dora Fennimore et moi, nous nous promenions sous leurs ailes sans nous préoccuper d’autre chose que de vivre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 206.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
amoureux

Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
anciens

On se nourrit des anciens et des habiles modernes ; on les presse, on en tire le plus que l’on peut, on en renfle ses ouvrages ; et quand l’on est auteur, et que l’on croit marcher tout seul, on s’élève contre eux, on les maltraite, semblables à ces enfants drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 207.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
cela

Tout ce qui a la nature de l’apparition, cela a la nature de la cessation.

Michel Houellebecq, « Loin du bonheur », Configuration du dernier rivage, Flammarion, p. 21.

David Farreny, 17 avr. 2013
ajourne

Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain.

Fernando Pessoa, « 147. De l'art de bien rêver », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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