pataugent

Ils prient et bientôt roulent à terre possédés par la déesse Kali ou quelque autre. Ces fidèles sont des gens de bonne volonté à qui l’on a appris telle ou telle pratique et qui, comme la plupart des gens occupés de religion, arrivés à un certain niveau, pataugent et jamais ne vont au-delà.

Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 291.

David Farreny, 22 mars 2002
curatif

L’art, l’art authentique, dont l’objet est près de la source même de l’art (c’est-à-dire dans les lieux nobles et déserts — et certainement pas dans le vallon surpeuplé des effusions sentimentales), a dégénéré en notre sein pour tomber à un niveau qui est hélas celui du lyrisme curatif. Et, bien que l’on comprenne la soif de chercher une voie publique pour soulager un désespoir personnel, il faut rappeler que la poésie reste étrangère à une telle aspiration ; les bras de l’Église ou ceux de la Seine ont plus de compétence en la matière.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 252.

David Farreny, 13 avr. 2002
gravifique

On n’est pas fait pour les dévers. On n’a pas l’organisation penchée qui permettrait de compenser la fuite du sol, l’allure dissymétrique du dahu. Lorsqu’on ne s’échine pas à surmonter la limitation que la hauteur a partout dressée, c’est en bas, dans la combe, qu’on a sa place naturelle. Tout y ramène, le relief et la vertu gravifique, l’espace plus ou moins découvert, l’eau, la lumière qu’on trouve à l’état pur, et non pas en décoction, pleines d’ombre et de terre, d’herbe et de branchages. C’est dans la verticale que s’inscrit l’axe directeur de l’expérience, en bas que se concentrent ses occasions et ses objets, qu’elle a son penchant.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
tête

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui a une autre tête.

Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, p. 207.

David Farreny, 12 mars 2008
mouche

J’aime les animaux, y compris le crabe mou et le crapaud verruqueux modelé par un ivrogne dans son foie malade, de ses propres mains tremblantes, y compris la hyène qui veut me voir mort et le cobra qui lui prêterait volontiers ses lunettes pour cela, y compris le bousier, le requin et le perce-oreille, mais je hais les mouches, m’entendez-vous, les entendez-vous, c’est insupportable, on m’apprendrait la disparition soudaine et définitive des mouches, je serais aux anges.

Il faudrait alors apprendre à vivre dans un monde sans mouche, me dira-t-on.

Je ne me donne pas trois secondes pour m’accoutumer à cela très bien et comme si je n’avais jamais connu autre chose.

Ce serait pourtant la fin d’une époque, me dira-t-on.

Oui, eh bien, la Terreur aussi n’a duré qu’un temps.

Je pense pouvoir me passer d’elles pour lire, pour manger, pour dormir. Si les mouches disparaissaient, elles emporteraient le deuil avec elles. Quand une mouche meurt, c’est un point d’azur en plus dans le ciel, une touche de vert frais sur la prairie, une nouvelle couche de lait de chaux sur les murs et dehors un jardin.

Je hais les mouches, leur vol est une aberration, une dérision du vol – à quoi bon voler, d’ailleurs, quand on sait marcher au plafond ? –, c’est un vol lourd et vrombissant avec pourtant des trajectoires absurdes de ballon crevé.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
tremblement

On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.

Cécile Carret, 16 mars 2012
paralysés

C’est ainsi que vers trois heures, Esti, qui ne cessait de s’occuper de ces obsessions et de surveiller ce qu’il devait faire – feindre tantôt d’être éveillé, tantôt d’être endormi –, essaya d’ouvrir les yeux, essaya de se réveiller, mais n’y parvint pas. Il ne respirait plus. Il y avait quelque chose sur sa bouche. C’était une froide horreur, une serpillière lourde et trempée, cela pesait sur sa bouche, l’aspirait, gonflait de l’intérieur, s’engraissait de lui, se raidissait comme une sangsue, ne voulait pas se détacher de lui. Ne lui permettait plus de respirer.

Il gémit douloureusement, tenta de s’agripper ici ou là, gesticula longtemps. Puis un hurlement bref jaillit de sa gorge. « Non, râla-t-il, non ! »

[…]

Esti, qui ne s’était pas encore remis de l’effroi de ce baiser, et en était si dégoûté qu’il aurait pu vomir tripes et boyaux, contemplait cette scène, haletant.

Il venait d’éprouver le mystère du baiser. Quand les gens sont paralysés par le désespoir ou par le désir, et que la parole ne sert plus à rien, ils ne peuvent communiquer que comme cela, en mêlant leurs souffles. C’est ainsi qu’ils tentent d’accéder l’un à l’autre, aux profondeurs où peut-être ils trouveront un sens et une explication à tout.

Le baiser est un grand mystère. Lui ne le connaissait pas encore. Il ne connaissait que l’amour. Il ne connaissait que les fantasmes. En esprit il était resté vierge, comme la plupart des garçons de dix-huit ans. C’était son premier baiser. Son premier vrai baiser, c’était de cette fille qu’il l’avait reçu.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 61.

Cécile Carret, 26 août 2012
architectonique

Aggravant le tourment et ne servant à rien, la pensée érigée en juge se tourmentait pour s’élever à travers les souffrances. Comme si, dans la maison qui va être définitivement la proie des flammes, le problème architectonique fondamental était posé pour la première fois.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 422-423.

David Farreny, 8 nov. 2012
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013
privés

Comme, pour achever de la convaincre, j’abordais le plus sérieusement du monde la question du prix en même temps que celle de l’agence, dont la mention figurait sur le panneau et par laquelle il convenait de passer pour faire affaire, la dame me répondit qu’à titre d’exception elle voulait bien m’ouvrir sa porte pour une visite, mais qu’elle allait justement sortir en vue d’une course. Je lui représentai, alors, que cinq minutes me suffiraient à circonscrire le lieu du regard, tout en lui demandant où, dans cette zone de la ville, elle entendait trouver des commerçants. En partie pour me l’expliquer, elle me fit entrer chez elle, et, tandis qu’elle m’indiquait le parcours complexe qui mène d’ici à la première épicerie, et qui eût réclamé le secours d’un véhicule qu’elle n’était de toute façon pas en mesure de piloter, je détaillais l’agencement et surtout le contenu des pièces, meubles un peu moins qu’anciens, literie d’avant l’invention du sommier à lattes, photos bistre, il est vrai, aux cadres cerclés d’or, cafetière aux imbrications multiples, objets utilitaires en forme d’objet décoratif ou anciennement utilitaire, telle la roue de chariot qui éclaire maintenant la table ; et je commençai à concevoir une envie, réelle, de m’installer ici, sur la pente de la colline, avec un grand congélateur à portée de main, sans téléphone, pour y attendre doucement la fin, sans impatience, avec la certitude que là où je serais, tôt ou tard, elle ne pourrait pas me manquer et qu’entre-temps j’aurais vécu ce que vivent les hommes privés d’avenir, au jour le jour, en prenant du poids et la mesure des choses.

Christian Oster, Le pont d’Arcueil, Minuit, pp. 183-184.

David Farreny, 14 mars 2013
sécurité

Comment se sentir en sécurité alors que le suicide est toujours possible ?

Éric Chevillard, « jeudi 4 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 sept. 2014
pessimiste

Quand Flaubert se demandait pourquoi il n’avait pas eu de femmes, pourquoi « l’être féminin » [n’avait] jamais été “emboîté” dans [son] existence, il donnait trois causes :

1. il était lui-même un être féminin ;

2. il était pessimiste ;

3. il était artiste.

Philippe Muray, « 23 novembre 1981 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 154.

David Farreny, 2 mars 2015

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