habiter

Qu’est-ce qu’habiter « naturellement », cela dit ? Il y a là sans doute une contradiction dans les termes.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 250.

David Farreny, 13 avr. 2002
délicat

Les femmes de Namur m’aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d’accepter une couverture de laine. Je m’aperçus qu’elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l’entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 358.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
voulant

C’est qu’il boit toujours, Roulin ; mais cela ne marche plus comme avant. Cela ne donne plus ce corps violent, voulant, que la jeunesse comme hors d’elle-même suscite, cette pure gloire faite chair, Augustine est bien vieille, et même les petites écaillères, leur œil de côté, leur bras blanc, si par chance ou aveuglement elles vous prenaient pour un satrape, on poserait en vain la main sur elles : pourtant on les regarde avec les mêmes yeux qu’on avait à Lambesc, et leur corps est le même, lourd, prodigieux. Il semble que tous les amis avec qui vous buvez ont changé, ils sont devenus inattentifs, indélicats, ils ne daignent plus voir que sous la casquette des Postes une espèce de prince chante et tient des propos intelligents, d’ailleurs le prince parle peut-être moins volontiers, il y a trop de choses dans le monde que le facteur n’a pas comprises, et il sait qu’il ne les comprendra plus, que le prince donc ne les dira pas.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
fléché

Mes cheveux dégouttaient encore sur mon front. Cette femme, les lèvres un peu ouvertes, bienveillante et à peine étonnée, considérait patiemment mon silence. Elle attendait ce que je voulais. Je parlais dans un rêve, d’une voix nette pourtant. Elle se détourna, son aisselle apparut quand elle leva le bras vers son rayonnage, et la main franche, suave, baguée, s’ouvrit sous mes yeux avec dans son creux le paquet rouge et blanc de la Marlboro. J’effleurai cela en prenant le paquet. Pour voir encore ce geste peut-être, la monnaie dans la paume, les ongles peints se réunissant, se défaisant, j’achetai aussi le saint fléché de la carte postale. Elle souriait tout à fait. « Vous voulez une enveloppe ? » dit-elle. Bien sûr que j’en voulais une. La voix était généreuse aussi, les paroles y venaient comme un don. Une fois de plus le bras blanc plongea, la main prit, les sequins caressèrent la joue.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
issue

Non, ce n’était pas la liberté que je voulais. Une simple issue ; à droite, à gauche, où que ce fût ; je n’avais pas d’autre exigence, même si l’issue devait être elle-même duperie ; mon exigence était petite, la duperie ne serait pas plus grande qu’elle. Avancer, avancer ! Surtout ne pas rester sur place, les bras levés, collé contre une paroi de caisse.

Franz Kafka, « Communication à une académie », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 514.

David Farreny, 17 déc. 2011
impossible

Dimanche atroce. Hier je reçois une lettre de N. : « Arrive demain… » Pas moyen de lui répondre, sinon par télégramme, et comment écrire un télégramme ? J’ai passé une mauvaise nuit, puis bien obligé d’aller la chercher à la gare, à huit heures. J’avais ma gueule impossible — impossible d’en avoir une autre — et je pensais à toute la journée qu’il faudrait passer. Je l’ai emmenée sur le port, nous avons bu du café, puis les heures avançaient quand même ; restaurant. L’après-midi, je l’ai traînée voir des amis à la Pointe du Leydé. Dès qu’elle me touchait, c’était affreux. Nous sommes revenus à cinq mètres l’un de l’autre, elle pleurant, moi sifflotant. Horrible. Enfin, à six heures, dans ma piaule, j’ai pris mon courage à deux ou trois mains, lui ai certifié que j’étais incapable d’aimer qui que ce soit, sinon n’importe qui, dans la rue, comme ça, et après bien des larmes, elle est repartie passer toute la nuit dans le train. Pauvres êtres que nous sommes.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 279-280.

David Farreny, 27 mars 2012
soudain

J’ai fini par prendre une douche d’où je suis sorti nu, ayant oublié que les fenêtres l’étaient tout autant, et me retrouvant devant la vitre, face à une jeune fille qui, à la fenêtre d’en face (la salle de bains donnant sur une rue assez étroite), me regardait sans sourciller. Je ne cherchais pas à couvrir une nudité qui, d’une certaine façon, me protégeait plus que si j’avais caché sous une serviette mon corps de quasi-quinquagénaire : elle signalait ma bonne foi, cette nudité, surtout en pays luthérien, naguère réputé pour la liberté de ses mœurs et aujourd’hui politiquement correct, comme le reste de l’Europe, ma nudité attestant aussi bien de mon innocence, laquelle me donnait envie de sourire, sans que ce sourire en amenât un sur les lèvres de la jeune fille qui se tenait debout, comme moi, les bras ballants, ses cheveux raides et blonds mangeant un visage dont elle appuyait le front sur la vitre, j’allais dire sur la nuit, de sorte que je ne pouvais voir si elle était jolie, son attitude me le suggérant néanmoins et mon sexe se dressant peu à peu, presque douloureusement, comme s’il en appelait non pas aux paumes ouvertes de la jeune fille ni à sa bouche ou à son ventre, mais à la nuit claire et glaciale, que je désirais soudain heureuse.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 376.

David Farreny, 27 sept. 2012
rester

Puis il resta assis, dans sa voiture, sans démarrer. La pluie nocturne, ici, frappait le toit tout autrement. De plus, c’était son habitude de rester comme cela, assis quelque part, de regarder par le pare-brise ou de lire. Lorsqu’il voyageait encore beaucoup, il avait souvent vu des gens assis tout seuls dans leur voiture sans rien faire ou en train de lire, la plupart du temps, au pied de falaises, tournés vers l’ouest, avec ou sans coucher de soleil, il avait pris cela pour modèle.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 73.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
articulation

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s’annuler les unes les autres sans même qu’on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu’on développe, qu’on varie, qu’on porte à un point d’incandescence, et voilà qu’une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s’écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d’avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

Jérôme Vallet, « D. 887 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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