La texture de l’Espace n’est pas celle du Temps et le type anormal bigarré à quatre dimensions qu’ont élevé les relativistes est un quadrupède dont on aurait remplacé une patte par l’ombre d’une patte.
Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 640.
En amour, tout s’annule au fur et à mesure. Tout est à refaire à chaque instant. Deux amants sont hors du temps. Suspension de l’horaire. La mort ne retrouvera nulle part ces heures qui lui furent signalées. Elle déménagera tout, mais en vain cherchera le temps d’amour, qui est son sosie.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 31.
N’oubliez jamais que je suis à la solitude, que je ne dois avoir besoin de personne, que même toute ma force naît de ce détachement, et je vous assure, Mimi, je supplie ceux qui m’aiment d’aimer ma solitude, sans cela je devrai me cacher même à leurs yeux, à leurs mains comme un animal sauvage se cache à la poursuite de ses ennemis.
Rainer Maria Rilke, « 11 mai 1910 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 64.
Puis le temps précipite son cours, brise les cercles où il tournait en rond bien plus qu’il ne passait — celui de la reproduction simple, de l’autarcie, des saisons. Il amorce l’échappée tangentielle, irrésistible qui se poursuit toujours.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 38.
Mercredi – […] Arrivée près du parc, j’appelle marronniers les platanes de l’avenue avant de découvrir un vrai marronnier près de l’entrée. Oh, ah, enfin. Bousculade, applaudissements, lancer de fusées. Des bosquets et des arbres anonymes aux milliers de nuances, feuilles cannelées, dentelées, simples, frangées, lisses ou piquantes, saoulent. Elles s’amoncellent encore mais sans plus se fondre comme avant, quand j’étais sans mots.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 17.
Je sens me reprendre les impatiences cuisantes, la fureur sombre, et qu’il fallait contenir, de surcroît, que m’ont inspirées, d’emblée, tant de proches dont je jugeais déjà les pensées aberrantes, les agissements dérisoires, inutiles, les sentiments infantiles, quand ils ne contrevenaient pas à l’évidence lumineuse de la loi morale.
Pierre Bergounioux, « dimanche 17 juillet 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 708.
La lenteur est restée là cependant, la lente et terrible vie. Ils sont là, derrière les tilleuls tout au fond des cours, ceux qui sont partis chercher du grain et sont revenus sans paille. On ne les voit pas, ils se cachent de père en fils dans des blouses de pharmaciens, ils colligent des dossiers, des actes timbrés, la poussière les tient. Ils sont là, derrière les grappes de glycines, les poètes qui ne sont pas devenus poètes, les lions qui sont devenus chiens, les amoureuses qui ont vainement brûlé jusqu’à la vieillesse, et dont toutes les supériorités ont fait plaie dans l’âme au fur et à mesure que le froid de la province les saisissait, les gelait, doucement les broyait là — et leur laissait le temps, tout le temps d’y penser.
Pierre Michon, « Le temps est un grand maigre », Trois auteurs, Verdier, pp. 24-25.
je partant voix sans réponse articuler parfois les mots
que silence réponse à autre oreille jamais
si à muet le monde pas de bruit
fonce dans le bleu cosmos
plus question que voyage vertical
je partant glissure à l’horizon
tout pareil tout mortel à partir du je
à toutes jambes fuyant l’horizon
enfin n’entendre que musique dans les cris
assez assez
exit
entrer né sur débris à peine reconnu le terrain
émergé de vase salée le fœtus sorti d’égout
plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle
haletant
Danielle Collobert, « Survie », Œuvres (1), P.O.L., p. 415.
Pauvre Raphaël ! Comme s’il n’avait jamais entendu parler de la progression formidable, dans les statistiques, des familles monoparentales ! Toujours est-il qu’il venait d’avoir le premier et il se trouvait là, dans mon bureau, regard fixe, épuisé, halluciné, fébrilement dépassé par la situation, crevé et comblé. « Tu ne peux pas savoir… » Il n’arrêtait pas de se répéter. « Tu ne peux pas comprendre… Il n’y a que ceux qui sont passés par là qui sentent le phénomène… Un truc fabuleux… » Il était métamorphosé. Il essayait, de tout le désespoir en lui dont il ne se doutait pas un instant, de me faire saisir quand même à quel point je n’étais pas dans le coup du bonheur dans lequel il était persuadé de me faire croire qu’il baignait. Une joie inouïe, incommunicable. Une révélation. Il était là, lui, initié, sortant d’un mystère intraduisible et transfigurant. Il voulait que j’y croie. Sinon sa félicité n’aurait pas été complète.
Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 92.
— Est-ce que ta mère est vivante ?
— Elle est morte, elle avait vingt-trois ans, elle a rempli de glace un petit pain, qu’elle a mangé d’un coup. C’est cela qui l’a tuée. J’ai une marâtre.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 65.
car on est prisonnier de la vie du corps. si le corps s’éteint, et il s’éteint progressivement dans la vie, le corps est un éteignoir pour la vie.
Charles Pennequin, « Le harcèlement textuel », Pamphlet contre la mort, P.O.L., p. 103.