vilains

L’évêque se lève à l’heure de matines. Il passe par les communs, et il voit dans le réfectoire sous le grand crucifix les plats de lentilles prêts pour le repas de midi. Il fait venir son bayle dans la salle d’audience. Il y a devant lui sur la table épiscopale le très vieux manuscrit dont le parchemin se casse en maints endroits. Vita sancta Enimia. La lueur d’une chandelle tombe dessus. Bertran le reconnaît tout de suite, il l’a lu. Tous deux considèrent cette vieillerie avec un peu d’émoi. La main de l’évêque la caresse, la déploie. Il dit : « Tu vas réécrire tout cela dans la langue qu’on parle entre Nabrigas et Saint-Pierre-des-Tripiés. Il faut que les barons l’entendent. Il faut que les jongleurs l’entendent et le disent aux vilains dans les foires. Il faut que les vilains même en entendent quelque lueur, rient ou versent des larmes en l’entendant. »

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, pp. 66-67.

David Farreny, 5 juin 2002
eux

C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots ; ils sont tellement éloignés de nous, enfermés dans l’éternel à-peu-près de leur existence secondaire, indifférents à nos extrêmes besoins ; ils reculent au moment où nous les saisissons, ils ont leur vie à eux et nous la nôtre. Je l’éprouve plus douloureusement que jamais en vous écrivant, Chère ; infiniment Chère à qui je voudrais dire tout. Mais comment ?

Rainer Maria Rilke, « 7 décembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 10 fév. 2007
brumes

Route d’Ordu

Vingtième heure de conduite

C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.

La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
réservoir

Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
sorte

Je te parle et tu ne m’entends pas. Tu penses à moi, précise, et je ne sais rien. L’opacité est énorme toujours et ces gestes liés pour d’autres et fanés. Tu connais la pierre de mélancolie de Dürer. J’y vois tes traits pensifs quand tout devient transparence, des heures entières la nuit à fouiller les espaces jusqu’à ce qu’une sorte de toi me creuse.

Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (18 décembre 1972) », Il faut partir, Fayard, p. 290.

David Farreny, 21 août 2008
limite

A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.

Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 21 mai 2009
courtines

L’ombre des chouettes sur courtines du lit par lune à Combourg.

Paul Morand, « 8 septembre 1968 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 48.

David Farreny, 25 mai 2009
âme

J’étais dans l’incapacité totale de réfléchir avec mesure et de m’accrocher à une explication. Je découvrais, d’un coup, que le monde m’avait lâché et je me tenais sur son bord comme au-dessus d’un abîme qui me fascinait et m’aspirait et me hantait de terreur. Ce mur vidé de sa matière et réduit à sa fantomatique blancheur d’avant toute forme s’ouvrait en vertige dans l’intime profondeur de mon corps. J’en étais malade. Je me trouvais devant lui comme devant une fenêtre dont l’appui aurait disparu, avec l’appréhension d’une chute inévitable et le sentiment de la vanité qu’il y avait à vouloir en reculer l’échéance. Et cependant je ne tombais pas. Je me tenais encore debout, tout contre, les jambes molles, la gorge sèche, l’estomac chaviré, tout le corps inondé d’une sueur glacée. Peut-être un cri cherchait-il son issue dans cette débâcle de la chair. Mais il ne vint pas. Il ne vint jamais. Il demeura et demeure encore en moi comme un pur possible soumis à la phrase qui l’enveloppe, le retient, le porte à ses limites sans jamais le laisser fuser. Et l’âme, si elle est, n’est rien d’autre.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 61-62.

Élisabeth Mazeron, 15 mars 2010
lune

Tout près du clocher de l’église Saint-Étienne et d’un seul coup, comme si on avait appuyé quelque part sur un bouton secret, la lune a surgi entre les nuages, et le choc de sa puissante et lugubre clarté a comme fait vibrer toute la ville endormie.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 169.

Cécile Carret, 4 août 2012
écho

Aujourd’hui, je n’ose même pas me faire de reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 15.

David Farreny, 7 oct. 2012
criquelis

Pleuvait-il déjà ? Non, des animaux minuscules tombaient constamment du peuplier du jardin – d’où le criquelis continuel dans l’herbe et sur les pages du livre. On ne pouvait pas les chasser : plus fort on soufflait, plus ils restaient inébranlables entre les caractères ; ils ne s’en allaient qu’aux pauses du vent.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 58.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024
répudie

L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.

Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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