sculpture

La « sculpture de soi », c’est l’exercice permanent du jugement, et donc du choix, moral et esthétique. Si l’héritage familial c’est la méconnaissance de l’art, de la beauté, de l’interrogation ontologique ou du souci de la langue, le « sculpteur de soi » peut choisir de quitter, sans nécessairement le renier, et sans mépris, cette part-là de l’héritage. Mais le même héritage peut être en même temps un ciel, une lumière, un ensemble de mythes et de noms, et de prénoms, tout un roman familial ou collectif dont l’être peut tirer une partie de sa saveur et, pour moi, en tout cas, une grande part de sa séduction.

Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 267.

Élisabeth Mazeron, 30 mai 2002
écart

Nous avons déjeuné à Montesquieu-Volvestre, assez médiocrement, dans une pizzeria où l’hôtesse était très aimable ; et qui me faisait penser, par son insignifiance tranquille, par son être-là buté, pétri d’absence et de défaut (février, Montesquieu-Volvestre, l’écart, le bout d’une rue secondaire, presque les confins), par sa creuse intensité d’existence, soutenue par rien (un effet de soleil pâle sur deux ou trois feuilles caoutchouteuses, peut-être, à travers le carreau, dans un minuscule jardin intérieur), à certains lieux qui sont décrits, à peine décrits, tout juste touchés en passant par le regard distrait de la phrase, dans les Conversations en Sicile — ce livre est décidément inoubliable : si le chef-d’œuvre s’éprouve au nombre de retours sur lui de la rêverie, en voilà un dont le statut ne fait aucun doute.

Renaud Camus, « mercredi 13 février 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, pp. 22-23.

David Farreny, 3 juil. 2005
défasse

Il y a d’autres choses auxquelles il faut prendre garde : les fruits meurtris visités par les mouches, certains morceaux de gras que, d’instinct – quitte à vexer – on laisse dans son assiette, des poignées de main après lesquelles – à cause du trachome – on évite de se frotter les yeux. Des avertissements, mais pas de lois : rien qu’une musique du corps, perdue depuis longtemps, qu’on retrouve petit à petit et à laquelle il faut s’accorder. Se rappeler aussi que la nourriture locale contient ses propres antidotes – thé, ail, yaourt, oignons – et que la santé est un équilibre dynamique fait d’une suite d’infections plus ou moins tolérées. Quand elles ne le sont pas, on paie un radis douteux ou une gorgée d’eau polluée par des journées de coliques-cyclone qui nous précipitent, sueur au front, vers les cabinets à la turque où bientôt on se résigne à s’installer tout à fait, malgré les poings qui martèlent la porte, si brefs sont les répits que la dysenterie vous accorde.

Lorsque je me retrouve ainsi diminué, alors la ville m’attaque. C’est très soudain ; il suffit d’un ciel bas et d’un peu de pluie pour que les rues se transforment en bourbiers, le crépuscule en suie et que Prilep, tout à l’heure si belle, se défasse comme du mauvais papier. Tout ce qu’elle peut avoir d’informe, de nauséabond, de perfide apparaît avec une acuité de cauchemar : le flanc blessé des ânes, les yeux fiévreux et les vestons rapiécés, les mâchoires cariées et ces voix aigres et prudentes modelées par cinq siècles d’occupation et de complots. Jusqu’aux tripes mauves de la boucherie qui ont l’air d’appeler au secours comme si la viande pouvait mourir deux fois.

Tout d’abord, c’est logique, je me défends par la haine. En esprit je passe la rue à l’acide, au cautère. Puis j’essaie d’opposer l’ordre au désordre. Retranché dans ma chambre, je balaie le plancher, me lave à m’écorcher, expédie laconiquement le courrier en souffrance et reprends mon travail en m’efforçant d’en expulser la rhétorique, les replâtrages, les trucs : tout un modeste rituel dont on ne mesure probablement pas l’ancienneté, mais on fait avec ce qu’on a.

Lorsqu’on reprend le dessus c’est pour voir par la fenêtre, dans le soleil du soir, les maisons blanches qui fument encore de l’averse, l’échine des montagnes étendue dans un ciel lavé et l’armée des plants de tabac qui entoure la ville de fortes feuilles rassurantes. On se retrouve dans un monde solide, au cœur d’une grande icône argentée. La ville s’est reprise. On a dû rêver. Pendant dix jours on va l’aimer ; jusqu’au prochain accès. C’est ainsi qu’elle vous vaccine.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
gésines

Le peuple français a jeté bas l’édifice de la féodalité, proclamé à la face de l’univers l’égalité des hommes, répandu par toute l’Europe, baïonnette au canon, le nouvel évangile tandis que, sans bruit, une nouvelle classe, la bourgeoisie, jetait les fondations du capitalisme. Lorsqu’on considère les traces restées de ces jours tumultueux, c’est leur froideur qui étonne. Une nation soulevée d’un enthousiasme politique sans exemple ni précédent, lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, de peindre, de bâtir, cultive un style froidement compassé. Ce sont Les ruines de Volney, la prose funèbre de Chateaubriand, les Romains académiques de David, l’architecture néo-classique où les nouveaux maîtres se plaisent à vivre, comme si le spectre de la société de cour, son vieil apparat continuait de hanter les esprits, et de là, l’espace en proie aux noires gésines de l’industrie moderne.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
rien

Quoique je ne fusse pas absolument convaincu, je me pliai à la suggestion de Kontcharski de laisser là la chaise, et nous nous en fûmes, la pensée me venant que notre voyage, pour s’effectuer sur l’eau, ne devait pas moins, à des fins de distraction, se dérouler à pied, d’un pont à un autre, et jusque dans les coins et recoins du navire, dont nous commençâmes à découvrir la cafétéria, donc, avec son bar et ses plateaux, ses tables entièrement occupées par des gens qui ne consommaient rien et qui, par les vitres ensalées, ne regardaient rien, ces gens, par conséquent, leur étalement dans un espace qu’ils se contentaient d’investir sans y rien regarder non plus, pas même leurs semblables, le relâchement de leur posture, leur indifférence à tout ce qui n’était pas le confort, illusoire, dont ils s’acharnaient à jouir jusqu’au bout, devenant pour nous un sujet d’affliction puis d’échange, c’est éprouvant, même, estima Marc, vous ne trouvez pas ? Et ils ont des enfants, enchaîna Kontcharski.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
brut

Immédiateté de la sensation, globalité aussi. Ne pas trop chercher d’équivalence par ce « tourniquet de la plume » dont parlait Reverdy. Trop lent. Poser au plus court la sensation, de manière très grossière, et laisser travailler la mémoire du lecteur. Pour exemple, « l’odeur du jardin après la pluie ». Si j’élabore davantage, je vais tomber dans l’exercice littéraire ; l’odeur brusque, puissante, du jardin se dilue en mots qui tentent de la décrire, plus ou moins habilement. On aboutit à un texte et non plus au jardin (vers Ponge ?) alors que le but visé était bien de confronter brusquement, maintenant, le lecteur à cette odeur de pluie. De le faire en quelque sorte passer dans cette odeur, rien de plus. Sitôt que je décris, je construis littérairement une expérience, alors que je l’ai vécue sans recul. Voilà ce qui m’énerve. Je sais l’amertume d’une bière, je sais que le lecteur la connaît aussi, et mon but n’est pas de faire de cette amertume un objet poétique en soi. J’ai seulement besoin, à ce moment du poème, de traverser ce goût. Rester brut, donc. En ce sens ma poésie n’est pas vraiment descriptive, même si elle est nourrie de sensations ; elle intègre seulement les bouts de réel nécessaires pour activer une situation, une expérience, un vivre.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 64.

Cécile Carret, 4 mars 2010
carpes

Carpes d’un or éclatant, hors de la boue, écailles d’or bordées de noir, nageoires corail, de l’art le plus fin, des couleurs les plus exquises, comme dans l’art sung. Brochets, gardons, truites ; les poissons blancs meurent vite, tournent sur le ventre immédiatement ; les carpes, vingt-quatre heures. Vent nord-ouest glacial. Grand feu de bois, bûches noires, dessous rougeoyant, le haut noyé de fumée bleue. Les camions de marchands de marée arrivent de partout, on pèse (8 F le kilo) au sortir du bac, les chalands viennent tremper leurs doigts dans un seau d’eau chaude posé sur les bûches ardentes. Les tables gluantes grattées par les palettes visqueuses, entre deux arrivées d’épuisettes, lourde chacune de 20 kg de poisson. Odeur fade du poisson d’eau douce, de la vase ; l’eau des bacs bouillonne de vie, d’écume, traversée du saut d’agonie des poissons, sillonnée d’arêtes dorsales, de nageoires roses ou noires, battant l’air. Tous les vingt hommes, dirigés par E., qui travaille de ses mains rouges, allant du canal de dérivation à l’étang qui se vide et se déverse au fond du pré. (Apremont, ce jour.)

Paul Morand, « 11 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 727.

David Farreny, 23 sept. 2010
spirites

À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).

Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.

David Farreny, 19 mars 2013
marcher

Traverser un jardin, ce n’est pas marcher.

Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.

David Farreny, 7 juil. 2015
conséquences

La nullité en orthographe peut avoir de lourdes conséquences, voyez l’ornithorynque.

Éric Chevillard, « mardi 23 février 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016
ensuite

52 ans aujourd’hui. J’ai donc survécu à Molière, Balzac, Rilke, Proust et Artaud. C’est intéressant car ainsi nous allons savoir ce qu’ils auraient donné ensuite.

Éric Chevillard, « samedi 18 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 juin 2016

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