devenus

Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n’était pas que Pollux et moi soyons intimes — tous les couples ou presque partagent la même intimité —, c’était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde).

Philippe Jaenada, Le chameau sauvage, Julliard, p. 271.

David Farreny, 20 mars 2002
tribunal

Je ne sais plus ce que c’est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu’il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s’est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 janvier 1985 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 372.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
dépoter

La température était excessive ; déjà de sourds grondements annonçaient l’orage, et les piailleries d’oiseaux avaient dans les tilleuls d’encolérées et batailleuses significations. J’allais, oppressé d’une double lassitude, heurtant les tombes, tandis qu’au passage mes yeux percevaient de plates épitaphes, des attributs niais, des bronzes ridicules.

De temps à autre, quelque forme noire de mère ou d’épouse surgissait, affairée à de menus jardinages, strictement limités à la surface de son mort. Ailleurs, des voisines s’entraidaient, se passant des conseils ou l’arrosoir ; je vis deux vieilles, dont le deuil balayait la poussière, unir ce qui leur restait de forces branlantes pour dépoter un laurier sec.

Si aigus qu’ils fussent, de tels détails ne pouvaient suffire à fausser mes pensées, et je déambulais toujours, au hasard, quand un détour me mit au bord d’une clairière.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 145.

David Farreny, 14 juil. 2010
sens

Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais, dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.

Marcel Proust, « Conclusions », Contre Sainte-Beuve, Gallimard.

David Farreny, 12 sept. 2012
étendue

Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom ; et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 242.

Guillaume Colnot, 28 fév. 2013
nonobstant

Il lui dit : « On dirait que tu es doué pour inventer le mieux dans le pas génial. »

Nonobstant la brutalité de l’attaque, Dimitri est bouleversé par une telle franchise. En même temps, il se rend compte qu’il est homosexuel. C’est beaucoup pour une seule journée, heureusement que l’ascenseur est lent.

On les apercevra au loin, dans les semaines qui suivent, batifolant dans la campagne, escaladant les arbres, marchant délicatement sur l’eau des rivières.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 24.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
habiter

Ma babouchka et moi parlions très peu. Mais nous nous regardions beaucoup. Parfois, l’après-midi, quand elle avait fini ses affaires, on se mettait au lit, sans rien dire, pour faire l’amour. C’était un vieux lit, très mou, avec de nombreuses épaisseurs de couvertures et quatre ou cinq édredons. On y avait tout de suite chaud. On y était délicieusement bien. L’après-midi passait ainsi tranquillement. Ensuite, on se rhabillait et elle s’affairait pour relancer le poêle et préparer le bortch. Tous les jours, on mangeait du bortch. C’était agréable. Il n’y avait pas d’imprévu. La datcha était agréablement imprégnée d’une senteur de chou et de fumée. Le silence était parfait autour de nous. Le soir, après le bortch, on restait un moment près du poêle à songer, puis on allait se coucher. Quand elle se déshabillait, elle dégageait une légère odeur de lait caillé. Je m’y étais habitué. Cette odeur me rassurait comme le nourrisson qui approche du sein de sa mère. Nous étions trop paisibles pour faire l’amour la nuit, mais j’éprouvais une intense consolation à sentir son corps nu contre le mien et à m’endormir dans ses bras.

En résumé, ma babouchka savait bien s’occuper de moi, ainsi que du chat et du chien. Elle était simple, tendre et inconditionnelle. Contrairement à la plupart des femmes de ma génération, elle ne rêvait pas de devenir manager. Avec elle, habiter et être se confondaient parfaitement. Nous pouvions entrer ensemble dans l’éternité.

À mon réveil, je n’ai pas osé raconter ce rêve à Claire. Ça faisait trop rêve de vieux phallocrate ou de bébé attardé, ou des deux à la fois. En tout cas, ce n’était pas un rêve convenable.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 304-305.

David Farreny, 28 fév. 2015
place

Le bonheur d’une journée entière à naviguer sur mes pages, tout seul dans l’appartement. L’horreur de les entendre rentrer, bruyants, pleins d’assurance, comme s’ils étaient vraiment à leur place ici.

Philippe Muray, « 14 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 28.

David Farreny, 29 fév. 2024

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