écartés

Il me suffit d’écrire, comme on jette un mot dans une bouteille, sur l’océan des âges, comme on trace des lettres sur le sable, sans y penser, parce qu’on a trouvé sur la plage un bâton ou un caillou, comme on creuse des noms et des dates sur des tombeaux, en attendant la mousse ou l’armaguedon. C’est bien. Personne ne vous entend, ne vous lit, ne vous répond, sauf deux ou trois promeneurs volontairement égarés, parce qu’ils avaient comme vous le goût des chemins et des phrases écartés. Il n’en faut pas plus ; surtout si l’un ou l’autre de ceux-là, un jour, dit à quelqu’un avoir rencontré une inscription curieuse, au cours de ses pérégrinations, une page qui l’a intrigué, un message d’un ton particulier. Ainsi nous serons inscrits dans le grand réseau des signes et des questions, même si nous n’y sommes qu’un accent de travers, des guillemets qui se ferment sans s’être jamais ouverts, une virgule, une apostrophe, des points de suspension…

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 259.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2003
préciosité

Six heures… On a un continent en face de soi, pourtant, avec ses sommets, ses cités, ses routes et ses solitudes. Alentour, des pins, des parcs profonds, quelques balustrades, des terrasses. On s’assoit côte à côte à une branlante table de fer, devant le petit café qui jouxte la chapelle. On se tait, les mains se frôlent pour atteindre les verres ou se passer les jolies cartes postales anciennes qu’on vient d’acheter. On songe aux singularités du destin, à la fragilité des amours, à la tendresse des soirs, à la préciosité des moments, à des morts, à des disparus, à des oubliés, à des inoubliables qui vous oublient.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 247.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
rien

Il ne se passe rien, même quand il se passe quelque chose.

Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 718.

David Farreny, 15 juin 2006
tous

Le solitaire sera éclaboussé par tous.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1183.

David Farreny, 7 août 2006
transats

Nous nous approchâmes du bastingage, nous intéressant toutefois moins à la façon dont se brisaient les vagues qu’à la manière dont certains passagers investissaient l’espace. Nous fûmes […] consternés à la vue de transats tous occupés, sans exception, par des estivants dont aucun ne semblait présenter le moindre signe d’humanité, et qui, constations-nous, s’étaient rués pour bloquer leurs places avant même le départ du bateau, avant même les premiers signes de fatigue. Nous observerions de surcroît, dans la suite de notre longue traversée, que lesdits transats, ainsi que les sièges dans les zones couvertes, resteraient occupés en permanence par les mêmes personnes, lesquelles s’interdiraient de se lever durant quatre grandes heures par crainte de ne pouvoir se rasseoir — certaines néanmoins s’autoriseraient à le faire en disposant des sacs aux emplacements qu’ils quitteraient, parfois fort longtemps —, de sorte que je finirais, quand nous arriverions en vue de la Corse, par éprouver de la pitié pour ces gens exténués de leur interminable position assise, la tête farcie d’inconsistants articles de magazine, las et pratiquement décérébrés, mais n’ayant, en revanche, pas souffert un instant de leur inconcevable égoïsme ni de l’obscénité de leur comportement, tous résumant à mes yeux une société parfaitement détestable, à laquelle j’éprouverais le dégoût de m’être si longtemps mêlé, et me gâchant le plaisir que j’aurais pris, malgré tout, de m’être avancé sur l’immensité de la mer, en m’imaginant à l’occasion que j’étais seul et vierge de toute atteinte humaine.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 86.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
frime

Quand on a écrit La Comédie humaine, on sait que ce n’était rien, la littérature : seulement cette frime nocturne, ces larmes qu’on s’arrache, ce putsch de l’incipit et ce vouloir qui vous tire en avant, vers la fin, ce corps qu’on troue de caféine, cette espérance mortelle.

Pierre Michon, « Le temps est un grand maigre », Trois auteurs, Verdier, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 2 juil. 2010
forme

J’étais fatigué. Je ne répliquais rien, la lassitude m’empêchait de desserrer les lèvres. En dépit des démangeaisons qui m’accablaient atrocement, je ne remuais pas la masse de peau guenilleuse qui me recouvrait et que l’attraction lunaire faisait croître, je le sentais. Un éclair de chaleur zébra le ciel et, pendant une seconde, j’eus la folle certitude que les vieilles allaient redéclencher la fusillade et en finir, puis je me rendis compte qu’hélas il n’en serait rien. L’attente reprit. J’avais envie de répondre à Nayadja Aghatourane, de hurler à travers la nuit chaude que l’étrange est la forme que prend le beau quand le beau est sans espérance, mais je restais bouche close et j’attendais.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 96.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
même

Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.

Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.

C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
vieilles

Il y avait dans le paysage, jusque dans les années 70, une stabilité et une inertie toute séculaire. Les vieilles fermes au coin des routes. Les choses avaient une force placide, une pesanteur. Le sentiment du monde était écrasant.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 80.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
certitude

S’inféoder, s’assujettir, telle est la grande affaire de tous. C’est précisément ce à quoi le sceptique se refuse. Il sait pourtant que dès que l’on sert on est sauvé, puisqu’on a choisi ; et tout choix est un défi au vague, à la malédiction, à l’infini. Les hommes ont besoin de point d’appui, ils veulent la certitude coûte que coûte, même aux dépens de la vérité. Comme elle est revigorante, et qu’ils ne peuvent s’en passer, alors même qu’ils la savent mensongère, aucun scrupule ne les retiendra dans leurs efforts pour l’obtenir.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 565.

David Farreny, 28 fév. 2024
public

Autant que la gravité, elle avait en grippe l’insistance et la bêtise. Au lendemain d’une soirée de théâtre, alors qu’elle venait d’étriller devant son fidèle auditoire l’auteur dont, la veille, elle avait vu la pièce, un fâcheux s’obstina longuement à la contredire et crut bon de lui faire remarquer que ce soir-là, justement, le public s’était montré enthousiaste. « Eh bien, Monsieur, lui dit-elle, si le public a aimé, il est bien le seul ! »

Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024
toujours

Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.

Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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