intérieur

Toute relation, tout commerce, crée un tiers, un lieu, dans l’espace clos duquel s’établissent, s’organisent, se jouent, les rapports. Deux hommes qui parlent ne devraient pas se regarder, mais obliquement, observer le point de jonction que leurs propos, leurs échanges, leur silence, provoquent. En amour, le lieu est à l’intérieur. Les deux corps pensants recherchent l’union dans un rapprochement, une pénétration l’un dans l’autre, de plus en plus aigus. La femme s’offre pour que l’homme trouve. Le phallus est comme une pioche, une vrille, un chercheur qui doit, devrait trouver son point de saturation. Le « trou » féminin donne d’ailleurs l’impression d’être travaillé en spirale, comme une vis, et en fait, l’homme ne devrait pouvoir pénétrer qu’en tournant sur lui-même, comme les suppliciés de la roue.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 139.

David Farreny, 22 mars 2002
loi

Ce que nous tentâmes de faire, en quittant notamment la cafétéria pour déboucher, au-dessus, dans le restaurant, où nous circulâmes entre des sièges violets recouverts de bagages, de gens lisant les mêmes magazines, d’enfants que leurs parents tentaient d’y maintenir à l’état de repos, avant de déboucher sur le pont numéro sept, où nous découvrîmes une minuscule piscine circulaire, bâchée, au bord de laquelle, en lui tournant le dos, d’aucuns avaient trouvé là encore le moyen de s’asseoir, nouvelle scène, donc, de suroccupation de l’espace, se déroulant en anneau cette fois, mais toujours immobile, c’était la loi du genre.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
narration

Je disais, par exemple : Cette nuit, j’ai de nouveau rêvé que je me promenais rue du Kanal en compagnie de Dora Fennimore. Et, après une ou deux secondes de silence, j’ajoutai : Dora Fennimore avait une robe ravissante. Et, comme quelqu’un me demandait des précisions vestimentaires, je disais : Une longue robe chinoise, fendue, bleu profond, avec des revers shocking rose. Puis je laissais les exclamations admiratives se tarir, et ensuite je disais : Il régnait dans la rue du Kanal la même ambiance que sur le décor que je vois en ce moment entre les planches. Et, comme il fallait poursuivre, comme on m’invitait à aller de l’avant dans ma narration, je disais : C’est-à-dire que l’on ne savait pas si l’atmosphère était féérique ou extrêmement sinistre. Puis : Par exemple, au-dessus de nos têtes planaient des oiseaux et des papillons immenses, mieux adaptés que nous aux nouvelles conditions sociales et climatiques. Et, comme une voix derrière moi me demandait quel aspect, plus précisément, avaient ces bêtes, je disais : Ailées, d’un gris bouleversant, taillées dans des matières organiques veloutées, avec des yeux richement noirs qui observaient l’intérieur de nos rêves. Et, après une pause, j’ajoutai : Dora Fennimore et moi, nous nous promenions sous leurs ailes sans nous préoccuper d’autre chose que de vivre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 206.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
bénévolement

Alors, Raban eut l’impression qu’il surmonterait encore cette longue et pénible épreuve des deux prochaines semaines. Car ce ne sont que deux semaines, c’est-à-dire un temps limité, et si les contrariétés ne cessent de grandir, le temps n’en diminue pas moins pendant lequel il faut les supporter. C’est pour cela, sans aucun doute, que le courage augmente. « Tous ceux qui veulent me faire souffrir et qui ont maintenant occupé entièrement l’espace qui m’entoure, tous ceux-là seront peu à peu refoulés par ces jours qui expirent bénévolement, sans que j’aie le moins du monde à leur venir en aide. Et je puis être faible et silencieux, comme il m’arrivera naturellement de l’être, je puis les laisser faire de moi tout ce qu’ils veulent, les choses s’arrangeront quand même, grâce à ces seuls jours qui passent. »

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 83.

David Farreny, 19 nov. 2011
répandent

Pour pouvoir parler aux jeunes filles, j’ai besoin d’avoir des personnes plus âgées autour de moi. Le léger trouble qu’elles répandent donne de la vie à ma conversation, il me semble aussitôt que les exigences qu’on me pose sont diminuées ; si les paroles que je laisse échapper sans examen ne conviennent pas à la jeune fille, elles peuvent toujours être placées à l’intention de la personne plus âgée, auprès de laquelle je puis encore, quand cela devient nécessaire, aller chercher de l’aide en grande quantité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 13 oct. 2012
cela

Tout ce qui a la nature de l’apparition, cela a la nature de la cessation.

Michel Houellebecq, « Loin du bonheur », Configuration du dernier rivage, Flammarion, p. 21.

David Farreny, 17 avr. 2013
pourvoirons

Il fut un temps, camarades,

où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,

la sève nous prenait pour un arbre, y montait

les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,

et la femme venait à nous, nous prendre la semence

pour en faire je ne sais quoi —

Étions-nous donc des dieux ?

Il fut un temps, camarades,

où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins

le fruit était-il donc véreux ?

le mal était-il incurable ?

Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières

arracher le secret aux herbes, aux entrailles

des choses —

inventer, oublier des quantités de choses !

Si ce monde est mauvais que de mondes

à naître ! Nous y pourvoirons.

Il fut un temps, camarades,

où nous nous sommes usés au monde,

où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous

la vieillesse, la solitude,

savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle

qu’on meurt sur les saisons ?

Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !

Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri

et la noce des jours est tombée dans la cave

avec ses musiciens aveugles…

Je ne songeais pas, camarades,

qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse

les bourses vides. Il fut un temps

où nous ne songions pas que notre soif des hommes

et notre soif d’éternité

ne feraient plus qu’une poignée

de fiente, à peine chaude

— d’oiseaux.

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.

David Farreny, 21 juin 2013
percé

Entre femme et homme depuis peu l’hostilité s’est installée. Hommes et femmes sont de nos jours sans exception brouillés. Moi, par exemple, depuis bien longtemps, c’est à peine si j’ai un ennemi — et, quant à moi, cela ne peut plus être le cas —, mais s’il y en a un, c’est une femme. Non seulement on ne nous aime plus, mais on nous combat. Et si l’amour entre en jeu il ne sert plus qu’à entretenir la guerre. Tôt ou tard la femme qui t’aime sera d’une façon ou d’une autre déçue par toi, et tu ne sauras même pas pourquoi. Elle t’aura, comme elle va l’expliquer, percé à jour, mais sans te dire en quoi elle t’a percé à jour. Et à aucun moment elle ne te laissera oublier que tu es percé à jour, car elle ne te laisse presque jamais seul, en tout cas bien moins qu’auparavant dans le jeu de l’amour. Elle est continuellement présente, c’est à peine si tu peux encore échapper au mal qu’elle pense de toi. Toi-même tu ne te penses pas en hâbleur, menteur et tricheur, et tu aimerais être un homme bon, comme à votre début. Mais tu es contraint de te voir comme tout cela dans et par ses yeux, qui à partir de maintenant ne te lâchent plus, et dans lesquels, quoi que tu fasses ou ne fasses pas, ce sera une confirmation de sa mauvaise opinion et de son amère déception. Fais ce que tu veux : tu es et restera celui qui est percé à jour.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, pp. 119-120.

David Farreny, 19 fév. 2014
oeil

L’œil creux, la lèvre mince, violacée, trois dents grises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 110.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
offre

Pourquoi avons-nous tant besoin, régulièrement, de voir la mer, si ce n’est parce qu’elle est à la fois changeante incessamment et cependant toujours même, et qu’elle nous offre ainsi – seule à le faire – le repos sans l’ennui ?

Éric Chevillard, « mercredi 12 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
nauséeux

J’entends parfois, en passant dans la rue, des bribes de conversation intime, et il s’agit presque toujours de l’autre femme, ou de l’autre homme, de l’amant d’une troisième ou de la maîtresse d’un quatrième…

J’emporte — d’avoir simplement entendu ces ombres de discours humain, à quoi s’occupe finalement la majorité des vies conscientes — un ennui nauséeux, une angoisse d’exilé chez les araignées, et la conscience subite de mon écrabouillement parmi les gens réels ; cette fatalité d’être considéré, par mon propriétaire et tout le voisinage, comme semblable aux autres locataires de l’immeuble ; et je contemple avec dégoût, à travers les grilles qui masquent les fenêtres de l’arrière-boutique, les ordures de tout un chacun qui s’entassent, sous la pluie, dans cette cour minable qu’est ma vie.

Fernando Pessoa, « 11 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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