Je sais à quoi je ressemble et, sans me cacher, je m’efforce d’être discret, m’exposant le moins possible, choisissant la pénombre au lieu du plein soleil. C’est pourquoi la vue d’un mongolien sur une plage ou dans un restaurant me scandalise, non parce que, trouvant plus disgracié que moi, j’aurais ainsi l’occasion d’atténuer par contraste ma laideur ou de me sentir vengé, mais parce que m’exaspère le larmoyant souci de ne pas exclure, lequel n’est que l’ancestrale peur des gueux, des réprouvés, des maudits, c’est-à-dire une manière de refuser de voir et de nommer le monde.
Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 73.
Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. Le voyage ne rend pas tant large que mondain, « au courant », gobeur de l’intéressant coté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté.
L’air débrouillard aussi. Ne vaut pas mieux. On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 204.
D’une des étroites façades, dans cette rangée de maisons anciennes mais nullement déchues. Pourquoi, juste au passage devant cette maison, ce coup de sentiments et le progrès d’une formule ?
Il pense : « Nous vivrons… » (Un visage maigre et creusé, fin, avec un léger tic des lèvres, chevelure qui blanchit aux tempes.) « Nous vivrons… »
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 9.
Je m’efforçais donc, ramassant en moi toute la tension de ma volonté et toute la puissance de mes muscles, de me porter en avant vers quelque chose. Mais cette direction du désir, créatrice de l’avant et de l’arrière, de l’avenir et du passé, échouait ici avant même d’être entrée dans la voie de son expression. En avant ne signifiait proprement rien. Vers quelque chose était, en soi-même, inconcevable. Ce qu’il y avait, c’était moi, tout seul et sans raison — une pure capacité de crier et de tomber, de crier en tombant. Mais j’étais, en vérité, muet et immobile.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 31.
Le sentier venait de sortir à ciel ouvert et de retrouver le bord du lac, la lumière grise de la surface. Dans l’eau, les pentes de la montagne s’emboîtaient dans leur propre reflet comme dans un jeu de construction merveilleux qui faisait hésiter sur le niveau réel de la surface. Le ciel, d’un gris très clair, semblait collé au fond comme une lentille. Tout en bas de ce retournement vertigineux, on voyait l’antenne de la station de transmission qui permettait aux habitants de l’Altefrau de bénéficier de la télévision et qui arrosait les vallées et les zones montagneuses.
Il y avait un silence énorme, une humidité froide. Des nuages fins comme une gaze salie recouvraient les sommets. On sentait à l’œuvre cette immobilité du temps propre à l’automne, ce pourrissement propre à l’automne, les plantes s’exténuant doucement sous la roche.
Dominique Barbéris, Beau Rivage, Gallimard, p. 70.
Pour notre consolation, la disproportion du monde semble n’être que d’ordre numérique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 453.
Des copeaux recouvrent le sol, boucles ondulées, aériennes, ce sont les cheveux crépus de la planche, dirait-on, les rêves feuillus de l’arbre mort.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 71.
Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 9.
À se demander toutefois si notre sensibilité n’est pas cette antenne qui en toute situation va pointer avec précision la zone d’inconfort, d’angoisse et de malaise.
Éric Chevillard, « jeudi 17 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
Holberg disait déjà (Lettres, t. V, lettre I) : ce n’est point la volonté mais le corps qui fait de moi un non-conformiste.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 192.
Si cela était vrai, que gagnerions-nous à la fin ? Rien qu’une vérité nouvelle. Nous avons déjà assez d’anciennes vérités à digérer, et même celles-là, nous ne serions tout bonnement point capables de les supporter, si nous ne les rehaussions parfois du goût des mensonges.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 252.