unanime

L’aventure s’est délayée dans l’ennui. Voilà des semaines que la même savane austère se déroule sous mes yeux, si aride que les plantes vivantes sont peu discernables des fanes subsistant çà et là d’un campement abandonné. Les traces noircies des feux de brousse paraissent l’aboutissement naturel de cette marche unanime vers la calcination.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 381.

David Farreny, 29 nov. 2003
concept

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. […] Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse — et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginé dans ses moments les plus comiques. Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise : une abondante bibliographie déjà… Le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement ; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique…) et l’événement, l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel elle est censée donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre. Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, MERZ ? Certes, il est douloureux d’apprendre que « Concept » désigne une société de service et d’ingénierie informatique. Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 15.

Guillaume Colnot, 15 fév. 2004
ut

Il chercha un mouchoir dans les nombreux plis de ses ornements et se moucha dans un ut d’orgue grave et respectueux avant de commencer : « Prions pour M. Anton von Wick, conseiller impérial, qui s’est endormi dans la paix du Seigneur. Seigneur, sois miséricordieux envers ton fidèle serviteur Antonius… »

Au premier banc se leva M. Stanislas von Wick, frère du « fidèle serviteur Antonius » disparu huit ans auparavant, et l’émotion passa de son nez dans son mouchoir.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 11.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
chat

Crab ne pourrait pas avoir de chat. Je suis beaucoup trop indépendant, dit-il.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 119.

David Farreny, 3 mars 2008
égaré

Égaré dans ces images de maisons basses et d’étoiles, j’aperçus tout à coup un avion – un garçon, les bras tendus en ailes, vrombissant comme un supersonique, qui tournait, virevoltait, atteignit une petite place, devint automobile, gronda, actionna ses leviers, saisit son volant, fit, d’une grosse voix muée, rugir son moteur et, les poings en pare-choc, freina brusquement devant une autre voiture pour pisser contre.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 22.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
vie

Et on en resterait là. Du moins entreprendrais-je comme promis la rédaction de mon livre de souvenirs et de confidences. Saviez-vous par exemple que je me mouche toujours une dernière fois dans le mouchoir que je mets au sale, afin de garder propre plus longtemps le nouveau que j’empoche, afin d’économiser sa blancheur en quelque sorte ? C’est moi. C’est ainsi que je mords à belles dents dans la vie.

Éric Chevillard, Du hérisson, Minuit, p. 33.

David Farreny, 18 mai 2009
racheter

Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.

Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
couvrir

Une fourrure, en fourrure, en fourrure de vison, en fausse fourrure rose, en noir, en brillant, se mettre au moins une culotte, pouvoir se mettre déjà une culotte pour commencer pour se couvrir, pour se couvrir, se mettre au moins un pull, au moins une laine, une écharpe, se le mettre sur soi, se couvrir, d’une petite culotte, d’une simple culotte de coton, pour se cacher les fesses, le sexe, ou au moins une jupe, une serviette autour des reins, une robe de chambre, un peignoir de coton, en serviette éponge, en éponge, blanc et rose, une simple couverture, se couvrir d’au moins une laine, une couverture de laine, et mettre une fourrure longue, d’un long manteau en poils de vison, de lapin, de renard, de ragondin, de rat d’Amérique, épais, couvrant, long, qui couvre les jambes et le dos et les reins, ou au moins avoir la possibilité de mettre, de se couvrir d’une petite culotte, de se vêtir, d’être couvert, d’avoir le sexe couvert, d’avoir les fesses couvertes, de se tenir, de se tenir debout avec sur soi au moins une petite culotte blanche de coton, une fine culotte de coton, et se couvrir des poils longs d’un vison, d’une bête, de la fourrure, du pelage d’une bête chaude pour ne plus pouvoir avoir froid, une fourrure qui tienne chaud par tous les temps, même s’il fait froid, une fourrure couvrante qui couvre les épaules, qui recouvre les épaules et le cou et la nuque et les reins, qui monte haut et qui descend bas presque jusqu’aux pieds, le long des jambes, recouvrant les genoux, plus bas que les genoux, au dessous des genoux, des chevilles au haut du cou enveloppe, tient chaud, réchauffe, entoure, ne laisse pas entrer le froid, l’air froid des blizzards et des tempêtes de froid et de neige, qui tienne chaud de haut en bas, qui ne laisse pas de froid entrer, ou simplement se mettre, pouvoir se couvrir d’une culotte, une petite culotte de coton, avoir une petite culotte à se mettre, un slip de bain, un bas, un bas quelconque, avoir de quoi se couvrir les fesses et le sexe, le pubis, le sexe, qui cache, couvre et habille et enveloppe, et dissimule, et fait se vêtir et fait s’être vêtu pour ne pas aller nu, pour ne pas aller nu.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 63-64.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
effarvatte

5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.

6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.

9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.

Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.

3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…

Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.

David Farreny, 12 oct. 2011
amont

À ce goût immodéré des spéculations sur l’origine, je reconnais d’ailleurs que je ne suis pas un vrai romancier, plus intéressé celui-ci par la fiction de l’avenir, par l’imbroglio des péripéties conçues pour être dénouées ; le roman, tendu vers la fin, obéissant au principe de réalité funeste qui ordonne déjà nos existences.

Je préfère creuser en amont, remonter vers la source, le risque est moindre d’y rencontrer la mort. Des éclosions, au contraire, des épiphanies, des naissances. L’espoir même ne serait-il pas plutôt de côté-là du temps ? Tous ces petits œufs qui se fendillent !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
lâcher

Relu et détruit des élégies de jeunesse (1975). Il ne s’agit pas de soigner ses propres traces mais de lâcher du silence entre les signaux.

Gérard Pesson, « lundi 10 mai 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 101.

David Farreny, 19 oct. 2014
infondé

Tu croyais qu’en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d’être triste. Jeune encore, ton désarroi était inconsolable parce que tu le jugeais infondé.

Ton suicide fut d’une beauté scandaleuse.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L..

David Farreny, 20 mai 2024

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