Kraken

En 1752, le Danois Éric Pontoppidan, évêque de Bergen, publia une célèbre Histoire naturelle de Norvège, œuvre très accueillante et crédule ; dans ses pages on lit que le dos du Kraken a un mille et demi de longueur et que ses bras peuvent étreindre le plus grand navire. Le dos émerge comme une île ; Éric Pontoppidan en arrive à formuler cette règle : « Les îles flottantes sont toujours des Krakens. »

Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 22 mars 2002
oublié

Lazare, plus tard, dirait à Rosie qu’il avait le regret profond, douloureux, de l’énorme magnolia de Brive, qui chaque printemps ouvrait dans leur jardin ses fleurs blanches, épaisses, aux durs pétales empesés et duveteux, il lui dirait encore que le bonheur à Brive avait pour lui les couleurs de ce magnolia inodore et un peu raide sur leur bout de pelouse maigre. Rosie, elle, ne se souviendrait d’aucun magnolia, de nulle splendeur douteuse. Pour répondre à Lazare, elle évoquerait vaillamment la longue rue droite et jaune, leur maison jaune, le soleil permanent qui nimbait Brive d’une lumière chaude. Mais Lazare ne se rappellerait rien de jaune à Brive, il aurait même oublié Rose-Marie (c’est Lazare qui, à Paris, avait entrepris de l’appeler Rosie) et Rosie, solitaire, encombrée de réminiscences jaunes flottantes, cesserait de parler de Brive à Lazare, écoutant simplement en prenant garde de n’en rien absorber, de ne pas s’en laisser pénétrer, l’histoire de ce magnolia qui ne lui était rien.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 53.

David Farreny, 14 déc. 2002
monde

Il y a peut-être plus d’autre monde dans l’amour et dans la sensibilité à l’étrangeté de la nudité humaine, dans la lecture, dans la musique, que dans la mort et devant le cadavre inconscient.

Pascal Quignard.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2003
avant

Tout se mélange. Il n’y a pas la vie d’un côté, la mort de l’autre. Il n’y a pas ici la raison, et la folie sur cette autre rive, en face, bien séparée. Il n’y a même pas la santé, qui un beau jour s’arrêterait d’un coup, pour faire place à la maladie. Très avant dans le territoire du chagrin, le bonheur a encore ses enclaves, ses bons moments, ses rémissions.

Renaud Camus, Vie du chien Horla, P.O.L., p. 111.

David Farreny, 28 juin 2003
valences

Des idées passent, fulgurantes, mais qu’il ne reverra plus (inutilisables). Des impressions à changer toute une vie, mais aussitôt perdues dans les coulisses du néant. Une agitation le prend, seule réponse possible aux commencements contradictoires qui se forment en lui. Une titillation d’envies, d’envies incessantes, extrêmes et puis disparues, qui reviennent ou pareilles ou autres, mais toujours tendues, éperdument désirantes. Des pulsions apparaissent dans un entrebâillement de conscience de plus en plus court, de plus en plus outrées, d’une outrance de plus en plus incompatible avec toute vie sociale, avec sa propre vie dans quelque milieu que ce soit. Débordantes envies qu’il lui faut veiller à réprimer dans l’instant.

L’intelligibilité s’accroît merveilleusement. Idées fringantes, prodigieusement interrelationnées, tenant par vingt valences, éclairées à la lumière d’un phare invisible.

Il voit. Il a compris, mais dans un tournoiement tout disparaît. Il reste un bourdonnement énigmatique.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 133-134.

David Farreny, 21 oct. 2005
coincé

C’est triste l’avion de nuit. C’est étouffant. Coincé entre un Israélien aux ongles rongés et la rouquine du strip-tease qui m’a dit composer des chansons, aimer Bécaud et serrait entre ses genoux un petit chien de peluche blanche harnaché de grelots. Dans les rangées de trois on est trop serré pour ne pas parler, on ne peut ouvrir un journal sans aveugler son voisin, la conversation est la carte forcée. Ma voisine était très éprise du jeune premier de la troupe qui se levait à tout propos pour venir lui prendre la main. Trous d’air, bourdonnements d’oreilles, fatigue, lumières lointaines, feux verts de la piste.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.

Cécile Carret, 28 juin 2012
consacré

Il alla se baigner, pour se laver des maux de tête et battements de cœur de la nuit, de la poussière de l’école et de tout.

Déshabillé, en maillot de bain, il resta longtemps assis sur un rocher. Il écoutait le grondement de l’eau, qui à chaque instant débouchait du champagne frais en pétaradant. Plus il descendit vers elle, se lia d’amitié avec elle, la flatta. Quand il vit qu’elle ne lui faisait pas de mal, il la gifla des deux mains, avec l’arrogance lèse-majesté de la jeunesse, aussi téméraire qu’un nourrisson qui frappe un tigre royal. Il s’immergea en elle. Il en ressortit en s’ébrouant et s’esclaffa. Il se balança à sa surface fragile comme du verre. Il chanta et hurla. Il se rinça la gorge avec eau salée et l’y recracha, car la mer est aussi un crachoir, le crachoir des dieux et des jeunes gens indociles.

Puis, les bras grands ouverts, il jeta son corps dans le bleu perlé pour s’unir enfin à elle. Il n’avait plus peur de rien. Il savait qu’après cela, il ne pourrait plus lui arriver grand mal. Ce baiser et ce voyage l’avaient consacré.

Il nagea loin, au-delà de la ligne des bouées, là où il soupçonnait déjà des dangers – requins, cadavres, ancres rouillées, épaves de bateau –, pour faire sien tout ce qui est beau et laid, tout ce qui est visible et invisible.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 76.

Cécile Carret, 28 août 2012
devenir

Tiens ? Il y a longtemps que je n’ai pas vu dans le quartier cette très vieille femme incroyablement maigre et boiteuse qui toussait tout le temps. Qu’a-t-elle bien pu devenir ?

Éric Chevillard, « mardi 13 décembre 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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