saigne

Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas, il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pommard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée.

Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, le pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça nous est bien égal. […] Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville.

Joris-Karl Huysmans, Sac au dos, Ombres, p. 26.

David Farreny, 23 mars 2002
ailleurs

J’espère recouvrer ici la paix de l’esprit, — peut-être même accéder à des qualités plus hautes. Je ne sais encore d’où viendra le salut, mais j’irai jusqu’au bout de mon effort, jusqu’aux limites de mon appel ; je ne renoncerai pas.

Et, d’abord, il me faudra apprendre à échapper au pouvoir effrayant des choses. Car je n’ai pas choisi ces coïncidences : mais le fait est que dans mon voisinage, sur trois points différents, se trouvent un cimetière, une prison et une maison de fous. Trois avenues divergentes, de proportions presque grandioses, partent de la place située sous ma fenêtre, et descendent, entre des rangées de marronniers, vers ces trois métropoles de la mort, du crime et de la folie.

Il est vrai, cela fait qu’on respire ici beaucoup plus d’air qu’on n’en respire ailleurs.

Paul Gadenne, La rue profonde, Le Dilettante, p. 199.

Guillaume Colnot, 20 mars 2003
monde

Il y a peut-être plus d’autre monde dans l’amour et dans la sensibilité à l’étrangeté de la nudité humaine, dans la lecture, dans la musique, que dans la mort et devant le cadavre inconscient.

Pascal Quignard.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2003
rivière

96. On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de formes, comme solidifiées et fonctionnant comme des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant.

97. La mythologie peut se trouver à nouveau prise dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l’eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier ; bien qu’il n’y ait pas entre les deux une division tranchée.

98. Mais si on venait nous dire : « La logique est donc elle aussi une science empirique », on aurait tort. Ce qui est juste, c’est ceci : la même proposition peut être traitée à un moment comme ce qui est à vérifier par l’expérience, à un autre moment comme une règle de la vérification.

99. Et même le bord de cette rivière est fait en partie d’un roc solide qui n’est sujet à aucune modification ou sinon à une modification imperceptible, et il est fait en partie d’un sable que le flot entraîne puis dépose ici et là.

Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 49.

Guillaume Colnot, 20 mai 2003
concours

Paul me terrorise absolument. Je sens si précaire le peu de faveur qui me reste auprès de lui que le moindre retard lui servirait de prétexte à rupture, ou de motif supplémentaire d’exaspération en tout cas. Aucune nouvelle de lui depuis des semaines. Il est vrai que je ne lui en ai pas donné non plus. Au concours de silence, je gagne toujours.

Renaud Camus, « jeudi 9 janvier 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 20.

David Farreny, 30 avr. 2006
contre

Il suffit d’une pierre

Pour y penser.

Que c’est si vieux,

Que l’eau croupit contre la vase,

Que le feu s’époumone

À bouillir le métal.

Le temps, le temps

A pu faire d’une flamme

Une pierre qui dort debout.

— Mais ton sein pointe dru

Contre le jour qui traîne.

Eugène Guillevic, Terraqué, Gallimard, p. 23.

Cécile Carret, 5 avr. 2007
verrait

Bien sûr, tu n’as pas ressenti en voyant Jacques le choc, le battement, l’onde raphaélite, mais il a le mérite de t’aimer. Sur le quai d’en face, il te verrait.

Michel Besnier, La vie de ma femme, Stock, p. 146.

David Farreny, 25 juin 2007
virtualité

Les avantages d’un état d’éternelle virtualité me paraissent si considérables, que, lorsque je me mets à les dénombrer, je n’en reviens pas que le passage à l’être ait pu s’opérer jamais.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 12 mars 2008
marquées

Nos relations dès le début furent marquées par l’absence totale d’agressivité et par une sorte de camaraderie peu expansive, telle qu’elle se développe entre gueux après une catastrophe cosmique ou longtemps avant la révolution mondiale.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 83.

Cécile Carret, 10 sept. 2010
marquer

Aujourd’hui, je voudrais bien savoir si mon déménagement imminent va marquer un début ou une fin. Il est peut-être naïf de se poser une telle question à mon âge.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 14.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
s’efforçant

Malentendu : écrire éloignerait l’écrivain de la réalité, le couperait de la vie, dit-on, alors que celui-ci fait au contraire, sans divertissement ni autre faux-fuyant, l’expérience de la vie même en acceptant justement la solitude essentielle de l’être – celle de la naissance et de la mort, celle à laquelle nous sommes ramenés toujours par les deuils et les ruptures, quand se défont les fusions, les osmoses – et en s’efforçant de rendre celle-ci féconde.

(L’osmose entre deux êtres ne dure que tant qu’ils se croisent.)

(D’autrui ne me parvient le plus souvent que la basse obsédante, martelée, insupportable.)

Éric Chevillard, « mardi 24 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 24 sept. 2013
vérité

— Ne me ménagez pas, dites-moi la vérité.

— Vous ne pouvez pas l’entendre, vous êtes trop orgueilleux pour accepter une vérité qui ne blesse ni ne loue.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 30 juin 2014

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