Mucilage enchâssé dans une caverne osseuse, une fois privé de l’être, l’œil est destiné à pourrir quelque jour dans la tombe, à se dissoudre de nouveau en boue liquide ; mais aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre.
Thomas Mann, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krüll, Fayard.
Grands, anciens, constants sont les efforts de chacun pour dissimuler aux yeux des autres et oublier le dissimulé en sa propre mémoire. Et, sauf névrose, ou affaiblissement mental, généralement couronnés d’un succès appréciable, intéressant, rayonnant et moteur.
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.
Or à jamais tu dormiras,
Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,
Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien
Qu’en nous des chères illusions
Non seul l’espoir, le désir est éteint.
Dors à jamais. Tu as
Assez battu. Nulle chose ne vaut
Que tu palpites, et de soupirs est indigne
La terre. Fiel et ennui,
Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.
Or calme-toi. Désespère
Un dernier coup. À notre genre le Sort
N’a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, et la puissance
Brute inconnue qui commande au mal commun,
Et l’infinie vanité du Tout.
Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.
Louise ne sourit pas. Elle se lasse. Le va-et-vient, les couleurs agitées, les éclairages multicolores à toutes hauteurs, les allumages en transe, les néons qui s’éteignent, se répondent, clignent, clignotent, se réverbèrent, miroitent, se reflètent sur la chaussée qui les reçoit, les renvoie. Lumières en courses folles. Inintelligibles signaux sans ordres déclenchés. Fusées baroques d’une guerre inconnue. De bas en haut. De haut en bas. Mécanique régulière, verticale, mouvement, pluie perpendiculaire. Sur la foule hâtive en tous sens horizontale et déformée.
— Vertigineux, murmure Louise, allons donc nous asseoir, je n’en peux plus. Regarde donc ces mouvements perpétuels entrecroisés.
Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 45.
Adorer un seul Dieu, ne servir qu’un seul Prince. Or l’amour de la culture aussi est un monothéisme. À l’école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l’on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.
Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l’islamo-bouddhisme en dix leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles…
Au nom de l’Autre, mais non d’autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l’entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à l’idiotisme psychologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d’enfer. À chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d’un naufrage.
Jean Clair, « La culture du ministère », Journal atrabilaire, Gallimard, pp. 72-73.
L’éventualité de partir jette une clarté désenchanteresse sur l’histoire à laquelle je me suis trouvé mêlé. Sans doute fallait-il la juger importante lorsqu’elle était en cours. Elle devient singulièrement insignifiante quand elle semble pour s’achever.
Pierre Bergounioux, « vendredi 25 décembre 2009 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1095.
Il résiste. Regarde ailleurs.
Par la fenêtre.
Elle aussi.
Il voit s’en aller ce qu’elle voit venir.
Elle voit commencer ce qu’il voit finir.
Ça ne l’avance guère.
Il sent qu’il commence à penser. Il faut faire quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas. Si. Regarder à droite, mais attention, en prenant le soin de bien fermer les yeux quand tu passeras devant elle.
Il essaie. Tout se passe bien. Il est passé. Il regarde à droite.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 55.
— Est-ce que ta mère est vivante ?
— Elle est morte, elle avait vingt-trois ans, elle a rempli de glace un petit pain, qu’elle a mangé d’un coup. C’est cela qui l’a tuée. J’ai une marâtre.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 65.
C’est s’abaisser que de déprécier après coup un bonheur perdu.
Jack-Alain Léger, « Memento mori », Ma vie (titre provisoire), Salvy, p. 98.
La littérature sur le coït, l’écriture du sexe, est le lieu d’un naturalisme fou, d’une zoologie échevelée et impossible. La mécanique de la métaphore y est poussée à ses limites extrêmes. Exemple : lui brouter la chatte !
Philippe Muray, « 22 septembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 498.
Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.
Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.