insolents

À la sortie du tournant, la chaussée disparaissait sous une couche de bouse de vache et de boue mélangées, durcies. Des rondins, des moellons, des ferrailles empiétaient sur son emprise invisible, ainsi que des chiens bruyants, jaunâtres, des chats circonspects, très vagues, des porcs insolents et libres.

Pierre Bergounioux, « Sauvagerie », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 19.

David Farreny, 27 avr. 2002
moteur

Grands, anciens, constants sont les efforts de chacun pour dissimuler aux yeux des autres et oublier le dissimulé en sa propre mémoire. Et, sauf névrose, ou affaiblissement mental, généralement couronnés d’un succès appréciable, intéressant, rayonnant et moteur.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 2 juin 2006
rigoles

Il pleuvait. Il pleut toujours. Voilà quatre jours qu’il tombe une pluie fine, invisible et que je suis machinalement des yeux les rigoles d’eau sur les vitres. Dans mon lit, je jouais à deviner si une de ces bandes liquides obliquerait à gauche ou à droite et je me suis presque toujours trompé.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
lacune

Le sens, c’est l’homme. Le style, c’est l’individu, c’est l’être, c’est l’écart, et quelquefois le gouffre, le cratère. Le sens c’est l’espèce, c’est le commun, le collectif, le communicatif. Tel qui s’abstiendrait volontairement du sens, qui saurait se garder (et ce n’est pas moi, malheureusement la preuve) de s’exprimer, qui serait capable d’étouffer pour un moment en lui, pour une semaine ou deux, le vain désir de se dire, de se confier, de s’expliquer, le délice un peu niais de donner son avis, l’illusion toujours démentie de communiquer (et quand pour une fois elle ne le serait pas, ce serait pire), celui-là, cet autre, cet autre éternel, l’auteur d’un virtuel Lac de Caresse qui n’existera pas, dont une méchante petit bruine d’idées grises ne cacherait pas le grandiose paysage, que ne dépouillerait pas de sa qualité de miroir du ciel, et d’œil de la terre, le presque total assèchement des phrases autour de leur étroite signification (si tant est qu’elles en aient une, et qui soit à peu près transmissible), celui-là, cet homme, cet auteur, cette fiction, Personne, encore lui, serait maître, peut-être, à ce terrible, moderne, défaut d’absence de l’homme, dans le monde, défaut d’absence tout court, et donc défaut d’absence de Dieu, de répliquer par une salvatrice carence, entre les mots. Le vide, qui manque si cruellement au voyageur, désormais, au promeneur, au poète, à l’amoureux d’un élan, d’une incertitude, d’une marge entre lui-même et les réponses, lui-même et ses semblables, lui-même et la quotidienneté de son être, et de l’être, le vide et le silence des créatures, et des raisons, le vide ne pourrait-il, en effet, trouver refuge entre les lignes, entre les lettres ? À quel dessein seraient indispensables, évidemment, les lignes, et les lettres, et les pages, et le livre. Délasse ton regard, étranger, mon lecteur, mon inconciliable, mon rien. Soyons-nous l’un à l’autre un mystère. Brillons respectivement par cette absence même que le siècle, à nous dérober, met tant de soin vandale, et babillard. Offrons-nous réciproquement une vacance, une lacune, une solution de continuité dans l’entrelacs trop serré de vivre entre nos pairs.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 62-63.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
nuance

Fait et défait les scénarios de la vie future. Quelle nuance y a-t-il entre la patience et la réussite ?

Gérard Pesson, « mercredi 20 octobre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 118.

David Farreny, 22 mars 2010
mauvaise

Chez les hommes, il y a trop peu d’enfance, de créativité, d’authenticité, d’absurdité même ; par contre il y a beaucoup trop de masculinité, de maturité : ils sont plus blets que mûrs. Ils ont l’haleine chargée, ils ont trop bu, trop fumé, c’est l’éternité mauvaise, la soirée a perdu son sens, ça fait longtemps qu’ils auraient dû rentrer chez eux ; mais les hommes restent à table, torse nu, et ils mangent, froide, une patte de poule, on dirait une main humaine : telle est souvent l’image de notre convivialité.

Maxime Ossipov, Ma province, Verdier, p. 38.

David Farreny, 2 juin 2011
besoin

Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
longue

Le temps qui t’est imparti est si court que, dès que tu as perdu une seconde, tu as déjà perdu ta vie entière ; car elle n’est pas plus longue que cela ; elle est toujours exactement aussi longue que le temps que tu perds.

Franz Kafka, « Défenseurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 645.

David Farreny, 21 déc. 2011
autre

Derrière les arbres est un autre monde,

le fleuve me porte les plaintes,

le fleuve me porte les rêves,

le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts

je rêve du Nord…

Derrière les arbres est un autre monde,

que mon père a échangé contre deux oiseaux,

que ma mère nous a rapportés dans un panier,

que mon frère perdit dans le sommeil,

il avait sept ans et était fatigué…

Derrière les arbres est un autre monde,

une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,

une lune des morts,

un rossignol, qui ne cesse de geindre

sur le pain et le vin

et le lait en grandes cruches

dans la nuit des prisonniers.

Derrière les arbres est un autre monde,

ils descendent les longs sillons

vers les villages, vers les forêts des millénaires,

demain ils s’inquiètent de moi,

de la musique de mes fêlures,

quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera

de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.

Je veux les quitter. Avec aucun

je ne veux plus parler,

ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil

me défendra, je sais,

je suis venu trop tard…

Derrière les arbres est un autre monde,

là-bas est une autre kermesse,

dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs

fond doucement le lard des squelettes rouges,

là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,

et le vent ne comprend

que le vent…

Derrière les arbres est un autre monde,

le pays de la pourriture, le pays

des marchands,

un paysage de tombes, laisse-le derrière toi

tu anéantiras, tu dormiras cruellement

tu boiras et tu dormiras

du matin au soir et du soir au matin

et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;

car derrière les arbres

       demain,

et derrière les collines,

       demain,

est un autre monde.

Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.

David Farreny, 26 juin 2012
mécano

Le réel, le monde tangible. Le décor pratique, celui qui fait la toile de fond de notre présence au monde.

Celui que les enfants ne gouvernent pas et que leur organisent les adultes ; leur frénésie de tuteurs affairés et pressés, souvent irascibles au moment des transitions vers d’autres univers. Leur mécano du quotidien, qui a souvent pour public la distraction des petits.

La noria des gestes refaits chaque jour.

Les gestes opiniâtres et répétitifs, le corset de nos jours. La Maison. L’école.

Et puis le reste, ce qui ne se voit pas dans le décor. Les pensées, les envies, les rêves, les cauchemars, les détestations : la lune.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 99.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
impression

C’est le seul moyen de fuir la société tout en faisant bonne impression, aussi je ne la laisse à personne : la vaisselle.

Éric Chevillard, « mercredi 2 mars 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 3 mars 2016

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