sale

Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu’au départ, point d’histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d’affaiblir sinon d’annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur — obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats — en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu’on aboutissait à l’effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bain un peu sale a toujours l’air plus sale que n’importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C’est qu’il suffit d’un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d’un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d’une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n’est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n’aurait même plus à cœur d’aller prendre une douche.

Jean Echenoz, Au piano, Minuit, p. 76.

Guillaume Colnot, 16 juil. 2003
balle

Dans les cœurs fervents refermés sur eux-mêmes, de brèves expériences dévorent notre humain tissu comme un feu qui couve en secret dans la cale d’un navire consume le coton dans sa balle.

Herman Melville, Billy Budd, Gallimard, p. 145.

David Farreny, 4 déc. 2003
septembre

Comme j’hésitais, à l’instant, entre deux tournures pour une correction à mes phrases d’il y a quatre ans, j’ai marché sans y penser jusqu’à la fenêtre ouverte, et là j’ai dû m’asseoir sur la plus prochaine chaise, tant c’était beau.

Depuis deux jours on aperçoit les Pyrénées. Il fait un temps splendide. Le soleil est assez bas, à présent, de sorte que chaque feuillage, presque chaque branche, chaque bosquet, le moindre renflement de terrain, est accompagné dans la lumière par sa discrète réserve d’ombre. On voit s’élever aussi les premières fumées, qui, s’échappant d’entre les collines, marquent la profondeur du paysage, plan par plan. Le ciel est d’un bleu très pâle, à peine ourlé d’un blanc doré. La lumière est celle d’un septembre pour tous les septembres, le septembre absolu, autant dire l’éternité.

Ma vie a certes ses soucis, et même ses chagrins, mais, outre qu’elle n’est point malheureuse, ces temps-ci, elle a cette qualité à mes yeux incomparable de se dérouler presque tout entière dans la beauté — et parfois, comme ce soir, dans une beauté qui vous renverse, ou qui vous force à vous asseoir.

Renaud Camus, « samedi 28 septembre 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, pp. 443-444.

David Farreny, 3 juil. 2005
amants

Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
restes

Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.

David Farreny, 15 juin 2006
délicat

Les femmes de Namur m’aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d’accepter une couverture de laine. Je m’aperçus qu’elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l’entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 358.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
croire

Tous ces jeunes gens ont un grand désir de s’instruire, de se cultiver, si possible en brûlant les étapes grâce à un aîné complaisant. Mais on ne peut pas brûler les étapes, les aînés sont généralement désabusés, ils n’ont pas de réponses aux questions posées, qu’ils n’ont jamais résolues et qu’ils ne se posent plus ; de toute façon ils ont cessé de croire à un rapport bien étroit et bien fixe entre questions et réponses ; et les questions ne leur parlent que du questionneur…

Renaud Camus, « vendredi 7 mai 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 246.

David Farreny, 28 sept. 2007
souverain

À l’est d’Erzerum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu’on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l’eau bouillir sur le primus à l’abri d’une roue. Adossé contre une colline on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.

Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 122.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
confond

Qu’est-il arrivé entre-temps ? Du temps. Je ne suis ni plus riche ni plus fameux, ni plus aimé, ni plus sage — tout juste un peu plus mélancolique, sans doute. J’ai oublié beaucoup de choses que je savais, j’en ai appris quelques autres, que je vais oublier pareillement.

Il faudrait voyager. Le voyage étire le temps. Il donne une couleur aux années. D’ici tout se confond.

Renaud Camus, « vendredi 1er mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 192.

Élisabeth Mazeron, 6 avr. 2010
perpétrer

Et ces deux qui glissent comme des voleurs ? Qui gagnent sur la pointe des pieds la pénombre de leur chambre à coucher ? Pourquoi des gestes si furtifs ? Pourquoi cette honte ? Ces secrets ? Pourquoi, en résumé, a-t-on pris l’habitude d’aller se cacher pour baiser ? Quand on a la conscience tranquille, on ne cherche pas à se dissimuler… Il doit y avoir autre chose. D’autres causes, une autre raison… Reprenons Schopenhauer : si les amants, nous dit-il, semblent gênés de ce qu’ils vont faire, s’ils sont en effet honteux, ce n’est pas tant, comme on le croit, à cause des pauvres cochonneries auxquelles ils vont se livrer dans le noir, que parce qu’ils s’apprêtent malgré eux à perpétrer un mauvais coup, voilà pourquoi ils n’ont pas la conscience tranquille…

Etc., etc. Le péché ne serait donc pas dans l’acte lui-même mais dans sa conséquence reproductrice ? Et tout le monde le saurait sans vouloir le reconnaître ? La culpabilité, les sentiments d’angoisse, proviendraient de la transgression d’une injonction morale, certes, mais pas du tout celle qu’on croit ? Et par conséquent il n’y aurait pas d’acte plus élevé, plus moral, que celui consistant à s’abstenir de se prolonger ? D’où s’expliqueraient aussi les tentatives acharnées à travers les siècles pour essayer de prouver le contraire en pénalisant l’acte lui-même afin de resanctifier ses effets ?

Etc., etc.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, pp. 407-408.

David Farreny, 6 déc. 2012
filles

Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.

Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

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