pensée

On se donne bien du mal pour décortiquer les arguments d’un tel sur Mozart, ou sur Kounellis. Vain labeur. Car ce qui exprime le plus clairement la teneur de ses opinions, c’est sa cravate. Le fond de sa pensée c’est sa gourmette.

Renaud Camus, Éloge du paraître, P.O.L., p. 79.

David Farreny, 7 juil. 2002
dilate

Un dilemme dilate le temps. C’est une torture qui prend le temps de désenfouir de la conscience et d’examiner des arguments contradictoires, et de revenir sur les uns et les autres pour les renforcer.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
horizon

Au reste, mon horizon ne se borne pas à la littérature. Une confidence : j’écris pour gagner ma vie. Mais mes vraies passions secrètes sont l’immobilier, la bourse et l’import-export.

Éric Chevillard, Du hérisson, Minuit, p. 27.

David Farreny, 18 mai 2009
nécessité

Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.

Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.

Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?

Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.

David Farreny, 1er oct. 2009
pituita

Un oiseau invisible pituita quelque part entre les herbes et les stratus, il y eut quelques souffles d’un vent âpre, puis tout se tut et, au bout d’un moment, le soleil apparut, et ensuite il se leva.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 69.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
pouvoir

Mais plus que tout il voulait que son père lui pardonne. Pardonne-moi ! avait-il envie de lui dire. Te pardonner ? Grands dieux, qu’y a-t-il à pardonner ? Sur quoi, s’il arrivait à en trouver le courage, il ferait enfin des aveux complets : Pardonne-moi d’avoir méchamment, avec préméditation, rayé ton disque de la Tebaldi. Et pour bien d’autres choses encore, tant de choses qu’il me faudrait toute la journée pour les énumérer. Pour d’innombrables mesquineries. Pour le cœur mesquin qui a conçu ces méchancetés. En somme, pour tout ce que j’ai fait depuis le jour où je suis né, si bien que j’ai réussi à faire de ta vie un supplice.

Mais non, aucun indice, pas le moindre, que, durant ses absences, la voix de la Tebaldi, libérée, avait pris son envol. On aurait dit que la Tebaldi avait perdu son charme, ou bien que son père se livrait à un horrible petit jeu. Ma vie, un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser que ma vie a été un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il était en ton pouvoir de faire de ma vie un supplice ?

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 299.

David Farreny, 8 janv. 2011
impossible

Dimanche atroce. Hier je reçois une lettre de N. : « Arrive demain… » Pas moyen de lui répondre, sinon par télégramme, et comment écrire un télégramme ? J’ai passé une mauvaise nuit, puis bien obligé d’aller la chercher à la gare, à huit heures. J’avais ma gueule impossible — impossible d’en avoir une autre — et je pensais à toute la journée qu’il faudrait passer. Je l’ai emmenée sur le port, nous avons bu du café, puis les heures avançaient quand même ; restaurant. L’après-midi, je l’ai traînée voir des amis à la Pointe du Leydé. Dès qu’elle me touchait, c’était affreux. Nous sommes revenus à cinq mètres l’un de l’autre, elle pleurant, moi sifflotant. Horrible. Enfin, à six heures, dans ma piaule, j’ai pris mon courage à deux ou trois mains, lui ai certifié que j’étais incapable d’aimer qui que ce soit, sinon n’importe qui, dans la rue, comme ça, et après bien des larmes, elle est repartie passer toute la nuit dans le train. Pauvres êtres que nous sommes.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 279-280.

David Farreny, 27 mars 2012
rayonnement

Mais ce dont je me souviens, plus que de la forme du bâtiment ou de l’atmosphère des salles et des couloirs, c’est de l’impression que j’eus en arrivant, ce jour d’hiver, sur la grande terrasse formant belvédère et donnant sur le paysage de collines assez élevées des monts du Lyonnais. Alors que je me serais plutôt attendu à l’enchaînement de visions un peu sinistres que ce genre de maisons de repos manque rarement de provoquer – vieil homme avançant péniblement derrière son déambulateur dans un couloir beige orné de plantes vertes et d’affiches reproduisant des tableaux impressionnistes, groupe de vieilles femmes en robe de chambre s’efforçant de boire une tisane ou un thé au goût de carton dans un réfectoire où un sapin de Noël décoré que personne ne regarde clignote sans fin –, je me retrouvais dans une sorte d’apothéose hivernale : non ces jours où une lumière d’or accentue les reliefs en les creusant, accordant à toute chose d’avoir l’air de séjourner – un instant – hors du temps, mais un de ceux, et ils sont moins nombreux encore, où le concours du brouillard et du soleil aboutit à une sorte d’émulsion qui est comme un milieu de lumière vaporisé où tout semble flotter et être en gloire, la visibilité, à laquelle pourtant en règle générale on tient, étant remplacée par l’affirmation sereine, enthousiaste, juvénile et sans âge, d’un pur rayonnement.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
visions

Ma preuve de l’inexistence de Dieu, je vais la partager généreusement, je vais en faire profiter tout le monde. Pour certains, elle confirmera ce qu’ils supposaient, ce que leur expérience de la déréliction et de l’effroi leur avait suggéré ; mais, pour d’autres, quelle désolation ! D’un coup, la ruine de toutes leurs espérances, l’anéantissement d’une vie vouée à la chimère. À tous ceux-là, très humblement, je demande pardon. Ce qui fut la source de votre joie est en vérité un égout stagnant. Je comprendrais que vous m’en vouliez un peu pour cette révélation. Au-delà de la mort, il n’y a que le néant qui d’ailleurs n’est pas non plus et ne porte pas de nom. Il n’y a même pas le néant ! C’est dire l’ambiance. Et qu’est-ce qui m’autorise à affirmer cela et à trancher dans ces matières avec tant d’aplomb ?

Ma preuve, donc.

La voici.

Peu à peu, nous découvrons l’explication de tous les phénomènes, la loi de la gravitation, la photosynthèse, l’orogénèse, les marées, comment la vapeur forme les nuages qui retombent en pluie, etc. Toute l’organisation se fait jour et le développement logique de chaque chose nous apparaît même quand l’origine est accidentelle.

Or.

Et c’est là que j’abats ma carte.

Et que volent en éclat de très anciennes visions du monde.

Il me semble qu’un dieu créateur se serait passé de cette cohérence physique, biologique, de ce verrouillage des combinaisons, de ces structures moléculaires et de ces trains d’atomes, et que la magie pure de son bon vouloir lui aurait suffi, hors toute nécessité, à mettre la girafe debout. Ce grand horloger, ce géomètre expert adoré sur les continents, c’est bien parce qu’il serait tel en effet qu’il ne saurait être. Pourquoi tous ces rouages, tous ces systèmes de mailles et ces chaînes de causalité quand on est, non point une vieille qui tricote au crochet, mais un dieu omnipotent, quant tout pourrait exister et tenir sans justification d’aucune sorte, de par notre seule volonté souveraine ? Mais si celle-ci pourtant n’a pas suffi à ordonner le monde, s’il faut que tout phénomène obéisse à des lois que l’homme à force d’étude peut ensuite identifier et parfois reproduire, voire améliorer, alors il n’y a pas de transcendance, il n’y a pas de toute-puissance. Il n’y a pas de dieu.

À moins que.

À moins que l’invention de Dieu ne soit le terme même de tous les processus engagés, le but suprême et la conséquence ultime de tous les principes simultanément à l’œuvre dans le monde, parmi lesquels les actions de l’homme ne compteraient pas pour rien, parmi lesquels peut-être ces pages seront décisives.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 99.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
forme

L’enfer moderne, c’est une femme qui vit seule et qui, le soir, se regarde nue devant la glace. Déprimée comme d’habitude, terriblement stressée, épuisée, elle n’arrête pas de se répéter qu’elle ne doit pas penser comme ça et qu’elle est super

Autre scène d’autosatisfaction contemporaine. Les gens innombrables maintenant qui se disent en pleine forme, en super-forme. Sans aucune raison objective. Disserter sur l’espèce majoritaire de ceux qui n’ont aucun motif de se sentir en forme ou pas en forme, plus en forme ou moins en forme que la semaine dernière. Avec leur vie, devant et derrière eux, totalement nulle. Pas obligatoirement pathétique. Sans nécessité.

Philippe Muray, « 5 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 523.

David Farreny, 23 août 2015
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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