Ainsi parle Iñigo. Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme.
L’autre s’abat à la renverse, éclaboussant
Sa mule et le chemin des flaques de son sang.
Et chacun s’émerveille, et crie, et s’évertue :
— Holà ! — Jésus ! — Tombons sur l’homme ! Alerte ! Tue !
— Haut les dagues ! — Par Dieu ! Toque et crâne, du coup,
Sont fendues jusques aux dents. — En avant, sus au loup !
— Saint Jacques ! dit le Roi tout surpris, cette épée,
Si lourd que soit le poing, est rudement trempée.
Mais ceci m’est fâcheux, et j’en suis affligé.
Don Iñigo, ce semble, est fort endommagé ;
Il gît, blême et muet, et sans doute il expire.
Leconte de Lisle, « L’accident de Don Iñigo », Poèmes barbares, Gallimard, p. 244.
Pour exprimer la vie, il ne faut pas seulement renoncer à beaucoup de choses, mais avoir le courage de taire ce renoncement.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 228.
Faut-il en conclure que l’écriture m’est devenue nécessaire ? L’expression de cette pensée m’est pénible : je trouve cela kitsch, convenu, vulgaire ; mais la réalité l’est encore bien davantage. Il doit pourtant y avoir eu des moments, me dis-je, où la vie me suffisait ; la vie, pleine et entière. La vie, normalement, devrait suffire aux vivants. Je ne sais pas ce qui s’est passé, sans doute une déception quelconque, j’ai oublié ; mais je ne trouve pas normal qu’on ait besoin d’écrire. Ni même qu’on ait besoin de lire. Et pourtant.
Michel Houellebecq, « Ciel, terre, soleil », Lanzarote, Flammarion, p. 93.
Or à jamais tu dormiras,
Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,
Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien
Qu’en nous des chères illusions
Non seul l’espoir, le désir est éteint.
Dors à jamais. Tu as
Assez battu. Nulle chose ne vaut
Que tu palpites, et de soupirs est indigne
La terre. Fiel et ennui,
Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.
Or calme-toi. Désespère
Un dernier coup. À notre genre le Sort
N’a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, et la puissance
Brute inconnue qui commande au mal commun,
Et l’infinie vanité du Tout.
Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.
Je reprends une phrase de ta dernière lettre : il y a une grande énigme dans la nature. La vie dans l’abstrait est déjà une énigme ; la réalité en fait une énigme au cœur d’une autre énigme. Qui sommes-nous pour prétendre la résoudre ?
Vincent van Gogh, « La Haye, 1882 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 240.
Il retira lentement son bras et ils restèrent assis un moment en silence jusqu’à ce que Frieda, comme si le bras de K. lui avait donné une chaleur dont elle ne pouvait plus maintenant se passer, lui dit :
« Je ne supporterai pas cette existence ici. Si tu veux me garder il faut que nous partions, allons n’importe où, dans le Midi de la France, en Espagne. — Je ne veux pas émigrer, dit K. Je suis venu ici pour y rester. J’y resterai. » Et par une contradiction qu’il ne se donna pas la peine d’expliquer, K. ajouta comme pour lui-même : « Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer vers ce morne pays sinon le désir d’y rester ? »
Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 631-632.
Le bleu tournoya longtemps
au-dessus des pins sylvestres
le vent négligemment
l’effaça
Les ronciers décochaient des obus siffleurs
qui n’explosaient pas
l’étang brassait
une joaillerie suspecte
Je flattai ce grand chêne
séculaire
je n’évitai aucune ornière
je bêtifiai avec les moutons
je vieillis d’un jour.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.
Pour être lu, un livre se rompt – mais les deux moitiés sont pour toi.
Éric Chevillard, « jeudi 19 mai 2016 », L’autofictif. 🔗
« L’explication » consiste finalement à assimiler un mystère insolite à un mystère familier.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 38.
Ce qui coule, avec les larmes, ce sont les nerfs dissous par la pitié de soi.
Jérôme Vallet, « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud », Georges de la Fuly. 🔗
Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.
Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.
Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.